✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Depuis quelques mois, un terme circule dans les médias américains pour décrire l’état inquiétant du marché du travail : le « Big Freeze », littéralement le « grand gel ». Malgré un chômage globalement faible (4 % depuis plus de trois ans), le marché du travail donne l’impression d’être paralysé. Les entreprises n’embauchent pas ou peu, les salariés déjà en poste ne démissionnent plus, et les nouveaux entrants — en particulier les jeunes — se retrouvent bloqués aux portes du marché du travail.
Le parallèle avec le marché du logement est saisissant. Aux États-Unis comme en Europe, des millions de ménages qui ont acheté avant la pandémie avec des taux d’intérêt très bas ne veulent pas revendre. D’autres, locataires, n’osent pas lâcher leur bail leur bail de peur de ne pas trouver ailleurs. Résultat : une offre raréfiée (à l’achat et à la location), des prix maintenus à un niveau élevé, et une jeunesse condamnée à attendre ou à s’endetter lourdement pour accéder à un logement.
Dans les deux cas, emploi et logement, un même mécanisme est à l’œuvre : personne ne bouge, rien de nouveau ne se crée, et les jeunes payent le prix fort (comme les personnes en mobilité ou en reconversion).
Le gel du marché du travail américain
Selon le Financial Times, les jeunes diplômés américains entrent sur le marché du travail cette année dans des conditions extrêmement difficiles. Le nombre d’offres d’emploi destinées aux étudiants et aux jeunes diplômés a chuté de 15 % entre l’été 2024 et le printemps 2025. Quant aux stages — porte d’entrée traditionnelle vers le premier emploi — ils se font plus rares que jamais, à un niveau comparable à celui de la crise du Covid-19. Comme l’explique James Knightley, chief economist chez ING : « La première chose qui disparaît, ce sont les recrutements de début de carrière. »
Certaines grandes entreprises n’hésitent pas à repousser l’entrée en fonction de jeunes recrues. Ainsi, le cabinet de conseil EY a différé les dates de prise de poste de plusieurs diplômés de ses activités de stratégie et de transactions, invoquant des « conditions de marché incertaines et changeantes ».
Derrière ces décisions se cache l’incertitude économique généralisée. L’administration Trump a déclenché une série de conflits commerciaux, multipliant les droits de douane et les mesures protectionnistes, et changeant d’avis comme de chemise tous les 10 du mois. L’instabilité et l’absence d’agentivité inquiètent les entreprises. L’inflation remonte. Le coût des emprunts augmente avec la remontée des taux obligataires. Dans ce climat, les employeurs préfèrent temporiser plutôt que d’investir dans de nouveaux talents.
Résultat : un marché du travail où les insiders restent protégés — ceux qui ont déjà un emploi le conservent — tandis que les outsiders, c’est-à-dire les jeunes ou les personnes qui cherchent à réintégrer le marché après une interruption, se heurtent à un mur invisible.
Le gel aussi sur le marché du logement
Ça rappelle étrangement la situation du marché du logement. Aux États-Unis, des millions de ménages bénéficient encore de taux fixes très bas, négociés avant 2022, parfois autour de 2 %. Dans un contexte où les taux sont bien plus élevés, ces propriétaires n’ont pas forcément intérêt à revendre maintenant. Le marché s’assèche, les prix restent élevés, et les primo-accédants — souvent des jeunes — sont exclus.
Le parallèle avec l’emploi est frappant. Les détenteurs de positions acquises sont protégés (salariés en CDI / propriétaires avec un taux bas). L’offre se réduit (moins de postes ouverts / moins de logements disponibles). Les outsiders paient le prix fort : les jeunes qui voudraient trouver un premier emploi ou acheter un premier logement se retrouvent enfermés dans une situation de blocage.
Et en France ?
Bien sûr, la situation américaine ne se transpose pas directement en Europe ou en France. Le marché du travail français reste marqué par un chômage plus élevé : autour de 7,5 % en 2025. Pourtant, certains mécanismes du « gel » se retrouvent aussi de ce côté-ci de l’Atlantique.
La création nette d’emplois ralentit. Après plusieurs années de baisse du chômage, le marché s’essouffle. Le nombre de démissions recule également, signe que les salariés hésitent à prendre des risques dans un contexte incertain. De l’autre, le marché du logement est lui aussi paralysé.
La double peine
Pour les jeunes, c’est la double peine : ils arrivent sur un marché du travail plus exigeant ET sur un marché du logement où l’accès à la propriété est hors de portée.
Le « Big Freeze » est un enjeu social et générationnel. Une société dans laquelle les positions acquises sont immobiles crée un fossé croissant entre insiders et outsiders.
Les insiders (salariés en poste, propriétaires) bénéficient d’une forme de protection passive. Ils sont « gelés » dans leur situation, mais au moins ils ne perdent pas. (Ils peuvent être dépressifs et se sentir comme des rats en cage, par contre).
Les outsiders (jeunes, chômeurs de longue durée, personnes contraintes de se relocaliser ou de se reconvertir) subissent le coût du gel : difficulté à trouver un emploi, précarité prolongée, impossibilité de se loger.
Or, commencer sa carrière avec un retard ou dans de mauvaises conditions, cela laisse des traces durables : salaires plus bas, progression plus lente, sentiment d’exclusion, perte d’estime de soi, appauvrissement relatif. Sur le marché du logement, l’impossibilité d’accéder à un toit stable retarde l’émancipation et l’entrée dans la vie adulte. Les deux gels se renforcent l’un l’autre. Et renforcent les inégalités patrimoniales et les inégalités intergénérationnelles.
Le « Big Freeze » décrit un état économique où les flux essentiels — emplois et logements — cessent de circuler de manière fluide. Or, une économie sans mobilité est une économie qui se sclérose.
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