À quel âge devrait-on « s'orienter » ?
Nouveau Départ, Nouveau Travail #26 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Ces derniers jours, une controverse a enflammé les réseaux sociaux suite aux propos de la ministre de l'Éducation nationale, Élisabeth Borne. Lors d'une intervention télévisée sur LCP le 7 avril, alors qu'elle évoquait les enjeux de Parcoursup et de l'orientation, elle a déclaré : « Il faut se préparer, très jeune, enfin dès le départ, presque depuis la maternelle, à réfléchir à la façon dont on se projette dans une formation et dans un métier demain. »
Ces propos ont déclenché une vague de réactions sarcastiques sur Internet. Le compte satirique Le Gorafi n'a pas manqué de proposer « la création d'une filière de formation en magiciens-pirates-astronautes dès la prochaine rentrée pour les élèves de maternelle », tandis que d'autres internautes suggéraient que « les fœtus doivent indiquer leurs vœux sur Parcoursup dès le stade embryonnaire achevé ». Face à l'ampleur des réactions, la ministre a dû faire marche arrière en précisant sur X : « Non ! On ne va pas orienter les élèves dès la maternelle ! Au contraire, on doit veiller à ne pas conditionner leur choix d'orientation. »
Vincent Edin a livré une critique caustique sur LinkedIn. Évoquant sa propre fille qui termine la maternelle, il souligne avec ironie : « Elle est nulle en orientation professionnelle ». Il énumère les aspirations successives de sa fille, passant d'auxiliaire de puériculture à professeure des écoles, puis pompière, vétérinaire, et enfin militante écologiste, avec cette instabilité vocationnelle si caractéristique des enfants.
Mais au-delà de la polémique, il y a des questions fondamentales. À quel âge est-il pertinent de commencer à « s'orienter » ? Et quelle est la mission de l'école ?
L’école, c’est pour les enfants ou pour le marché ?
Aux origines de notre système éducatif pour tous, il y a une dualité. D'un côté, la scolarisation a représenté un formidable mouvement d'émancipation populaire. L'école républicaine a été un outil d'ascension sociale, permettant aux enfants de « monter » dans l'échelle sociale par rapport à leurs parents. Mais d'un autre côté, à l'ère industrielle, il fallait former des soldats disciplinés et des ouvriers dociles pour les usines, capables de comprendre des consignes simples, habitués aux horaires rigides et à l'obéissance. L'école a donc également joué le rôle d'outil de formatage au service d'une économie industrielle en plein essor.
Ces deux visions de l'école continuent aujourd'hui de s'affronter dans les débats sur l'éducation. Lorsque la ministre parle d'orientation dès la maternelle, elle s'inscrit clairement dans une conception utilitariste de l'éducation, où l'école serait avant tout au service des besoins des employeurs.
S'orienter ? Mais pour qui ?
Le décalage entre les formations choisies par les jeunes et les « besoins du marché » du travail n'est pas un phénomène / débat nouveau. Il suscite régulièrement des inquiétudes dans le monde économique et politique. Mais surtout, il interroge : s'oriente-t-on pour soi ou pour le marché ?
Pour les entreprises, les besoins d'aujourd'hui ne sont pas ceux de demain. Quand un jeune s'engage dans une formation en fonction des métiers actuellement en tension, qui peut garantir que ces métiers existeront encore, ou seront encore recherchés, quatre ou cinq ans plus tard, à la fin de son parcours ? L'histoire économique récente est jalonnée d'exemples de secteurs qui ont connu des retournements rapides, laissant sur le carreau des jeunes formés pour des emplois devenus rares.
Face à cette incertitude, les individus ont plusieurs options. Certains choisissent de suivre leur intérêt personnel (leur « passion » quand ils en ont une), en se disant « on verra bien ». D'autres optent pour une formation généraliste, développant une polyvalence qui leur permettra de s'adapter aux évolutions du marché. Dans tous les cas, l'enjeu principal est d'apprendre à apprendre, de développer une capacité d'adaptation qui permettra de rebondir tout au long de la vie professionnelle.
Rappelons cette évidence : l'économie est au service des humains, et non l'inverse. Ce sont des individus bien formés, capables de penser par eux-mêmes, qui façonnent l'économie et la société à leur mesure, et non des personnes formatées dès le plus jeune âge pour répondre à des besoins économiques prédéfinis.
Alors, à quel âge s'orienter ?
J'aimerais partager l'histoire de mon frère et moi, qui illustre deux parcours d'orientation radicalement différents.
Mon frère (Jonas Vitaud) a commencé le piano à l'âge de 6 ans. On pourrait dire qu'il s'est « orienté » à ce moment-là, car la rencontre avec la musique a été déterminante dans sa vie. Il n'a jamais vraiment eu à se demander ce qu'il ferait plus tard : il est devenu pianiste. Son parcours scolaire a même été adapté à cette vocation précoce, avec une scolarité à mi-temps et une ou deux années au CNED pour lui permettre de travailler son piano.
Mon parcours a été tout autre. J'étais bonne élève, mais je ne savais pas vers quoi me diriger. J'ai fait une série de choix qui visaient précisément à NE PAS m'orienter trop tôt. J'ai suivi une classe préparatoire, puis intégré HEC, une grande école qui se vante de former des généralistes pouvant « tout faire » (ce qui n'est pas tout à fait exact). Je me suis finalement réorientée vers 26 ans, en passant l'agrégation pour devenir enseignante. Puis, à 36 ans, j'ai quitté l'Éducation nationale pour créer ma propre entreprise, travaillant sur l'avenir du travail, orientant ma barque professionnelle selon mes envies et mes convictions.
Avec ces parcours si différents, mon frère et moi nous en sortons tous les deux. Lui, « orienté » très tôt, moi, late bloomer ayant beaucoup de mal avec l’orientation. Qu'est-ce qui a rendu possible ces deux trajectoires ? L'école publique, qui nous a soutenus chacun à notre façon : lui avec un aménagement de scolarité, moi avec la possibilité de revenir à l'université pour une reconversion.
Il n'y a pas d'âge idéal pour s'orienter. Certains, comme mon frère, trouvent une « vocation » (j’ai un peu de mal avec ce mot) très tôt. D'autres, comme moi, ont besoin de temps, d'expériences diverses, avant de découvrir ce qui leur convient. Et puis changent d’avis et de direction…
Pour une école au service de tous les parcours
L'essentiel n'est pas de savoir si l'on doit s'orienter à la maternelle, au collège ou à l'université. L'essentiel est de comprendre la mission fondamentale de l'école : former les cerveaux et les cœurs pour permettre aux individus de s'épanouir, d'être capables de s'informer et de se former tout au long de leur vie, de participer activement à la vie démocratique, et de trouver leur place dans la vie économique.
Dans un monde où l'on a moins d'enfants et où l'on vit plus longtemps, où les carrières linéaires deviennent l'exception plutôt que la règle, l'école devrait continuer à être à notre service tout au long de la vie, notamment lors des réorientations professionnelles. Car nous allons nous réorienter, peut-être plusieurs fois, et c'est parfaitement acceptable, voire souhaitable.
L'idée d'une orientation précoce, « presque depuis la maternelle » comme l'a suggéré la ministre Borne, va à l'encontre de cette vision. Elle ignore la diversité des parcours, la multiplicité des talents, et surtout le droit fondamental de chaque individu à construire son propre chemin, à son rythme.
Orienter tôt, c'est souvent enfermer dans des cases, condamner à l'assignation sociale. Dans un système éducatif où les inégalités liées au milieu d'origine pèsent de plus en plus lourd, une orientation précoce risque d'accentuer encore ces déterminismes sociaux. La France se distingue déjà comme l’un des pays européens où les inégalités liées au milieu de naissance influencent le plus le parcours scolaire.
L'école devrait rester ce lieu où l'on forme des citoyens capables de comprendre le monde, et non un simple outil de formatage au service des besoins économiques immédiats. Elle devrait permettre à chacun de développer son esprit critique, sa capacité à s'adapter, à apprendre tout au long de la vie. Elle devrait accueillir aussi bien les vocations précoces que les parcours plus sinueux de ceux qui ont besoin de temps pour trouver une place. Et c’est encore plus vrai dans un monde d’incertitude.
L'orientation n'est pas un moment, c’est un processus qui ne s'arrête jamais vraiment (enfin si, quand on perd la vie).
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
Nos podcasts sont également accessibles sur Apple Podcasts et Spotify. Nouveau Départ a sa page LinkedIn et son compte Twitter : @_NouveauDepart_. Suivez-nous aussi individuellement sur LinkedIn (Laetitia & Nicolas).
Le vrai challenge, je trouve, c'est l'atrophie du muscle le plus important pour s'adapter : le choix. Moins tu le pratiques, plus tu es paralysé.e. Plus tu le pratiques (tôt!), plus tu te connais, en somme. Voilà comment on pourrait déplacer le débat. Choisir beaucoup, souvent, dès le plus jeune âge. Assumer les conséquences de nos choix. En sortir grandi.e. Est-ce que l'école ne devrait pas service à ça, avant tout, pour propulser dans le monde des jeunes biens dans leurs têtes et prêts à faire des merveilles?