Achats et ressources humaines : une frontière floue
Nouveau Départ, Nouveau Travail #17 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Traditionnellement, les entreprises distinguent clairement la direction des achats, chargée de l'acquisition de prestations externes, de la direction des ressources humaines, responsable de la gestion des salariés. Mais cette séparation quand il s’agit de l’achat de biens ou de prestations à des très petites entreprises (TPE) a quelque chose d’artificiel.
Même quand leurs services sont "achetés", ces professionnels représentent des ressources humaines à part entière : ils possèdent des talents spécifiques (ou pas), nécessitent formation, motivation et engagement, et gèrent une carrière. Pour les organisations, il s’agit aussi de les séduire, de les engager, de les motiver et de les former !
Quels que soient les objectifs qu’on se fixe en matière de politiques RH, comme davantage de diversité (notamment une meilleure représentation des femmes), ou plus de qualité de vie au travail, on peut fixer exactement les mêmes objectifs aux politiques achats. À travers les achats, on peut exercer sa responsabilité sociale et sociétale et avoir des externalités positives sur l’économie et l’environnement.
L'évolution du marché du travail
Depuis le milieu des années 2000, le nombre de travailleurs non salariés a considérablement augmenté. Lorsqu'ils collaborent avec des entreprises, ces indépendants sont souvent soumis à des politiques d'achat strictes. Pour les entreprises, le référencement rigoureux des prestataires vise à sécuriser les approvisionnements. Or ce référencement oblige les fournisseurs à franchir des filtres qui favorisent généralement les grandes entreprises car il faut des ressources importantes pour obtenir des entreprises en question qu’elles vous ajoutent à leurs listes de prestataires référencés.
Par conséquent, les très petites entreprises (TPE), c’est-à-dire les travailleurs solos, doivent soit renoncer à ces missions, soit passer par l’intermédiaire des entreprises référencées qui prélèvent alors une part substantielle de leur rémunération en échange du seul accès aux missions que leur confère leur référencement.
Vers une politique d'achat plus ouverte et inclusive
Adopter une politique d'achat plus ouverte, intégrant des critères de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), peut consister à aider les TPE à surmonter les barrières à l'entrée (les obstacles liés aux appels d'offres et à la gestion administrative des relations avec de grandes entreprises). Par exemple, inclure des critères sociaux dans les appels d'offres peut encourager l'intégration de groupes défavorisés et la promotion de l'égalité des chances. Bref, on peut faire et permettre beaucoup de choses en changeant certains éléments de sa politique d’achats.
Quand il s’agit des acteurs publics, les achats relèvent de choix politiques critiques. Dans l'Union européenne, par exemple, la directive 2014/24/UE sur la passation des marchés publics encourage l'intégration de considérations sociales dans les procédures d'achat public. Elle permet aux autorités contractantes d'exiger des prestataires / fournisseurs le respect d'obligations en matière de droit social et du travail, y compris des mesures favorisant la diversité et l'inclusion. Par exemple, lors de l'évaluation des offres, les critères peuvent inclure l'intégration de groupes défavorisés, la promotion de l'égalité des chances et l'amélioration des conditions de travail.
C’est bien normal que les achats publics répondent à des critères précis ! Mais pendant longtemps, on s’est surtout focalisé sur la nationalité des entreprises plus que sur la manière dont elles faisaient travailler leurs propres salariés, par exemple. Bref, historiquement, ce n’est pas si ancien que ça, l’idée que la politique des achats peut stimuler la diversité et l’inclusion.
La petite histoire de l’éga-conditionnalité
L'éga-conditionnalité, c’est ce principe qui consiste à conditionner l’octroi de financements publics ou l’accès à certains marchés à des engagements en faveur de l’égalité, notamment en matière de genre, de diversité ou d’inclusion sociale.
Historiquement, ce principe trouve ses racines dans les politiques mises en place aux États-Unis à partir des années 1960, avec l’affirmative action, qui imposait aux entreprises sous contrat avec l’État fédéral des engagements en faveur de la diversité “raciale” et de l’égalité des sexes. En Europe, l’Union européenne a progressivement intégré des critères sociaux et d’égalité dans ses directives sur la passation des marchés publics, notamment avec la directive déjà citée.
Aujourd’hui, l’éga-conditionnalité reste un levier puissant pour inciter les entreprises à adopter des pratiques plus inclusives, en intégrant des considérations sociales dans leur gestion des ressources humaines ET leurs politiques d’achat.
Les achats DEI aux États-Unis : c’est fini
Comme je l’avais déjà écrit dans cet article pour Nouveau Départ, la guerre de Trump contre les programmes de DEI est déjà bien engagée. Elle concerne aussi les achats du gouvernement fédéral. Sous l’influence du gouvernement, ce sont les directions des achats de nombreuses entreprises privées qui abandonnent maintenant tout objectif de DEI.
Le distributeur Target (l’un des plus grands retailers américains) a récemment fait des annonces en la matière. Voici ce qu’on peut lire dans un article du New York Times consacré au sujet :
Lorsque Target a lancé son programme Forward Founders en 2021, l’entreprise a déclaré que son objectif était d’« outiller les fondateurs historiquement sous-financés afin qu’ils deviennent la prochaine génération d’entreprises créatrices de richesse intergénérationnelle. » Les participants avaient accès aux acheteurs et à l’équipe marketing de Target, ainsi qu’à une opportunité de présenter leur entreprise pour être référencés en magasin.
« C’est véritablement le Far West entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, si vous ne possédez pas de connaissances institutionnelles » (...)
La majorité des entreprises appartenant à des entrepreneurs noirs sont de petite taille, et ces derniers disposent souvent de moins de capitaux pour financer leur activité. De plus, ils investissent de l’argent à un rythme plus lent au fil des années que les entrepreneurs blancs, selon une étude publiée en 2017 par le Stanford Institute for Economic Policy Research.
Conclusion
En intégrant les considérations sociales dans leurs politiques d’achats, les entreprises et les pouvoirs publics transforment un simple acte de sélection de fournisseurs en un levier stratégique puissant. Cette approche permet non seulement de stimuler la diversité et l'inclusion, mais aussi de favoriser l'innovation et de dynamiser le tissu économique local.
Le cas américain illustre bien les enjeux de cette question. Avec la remise en cause des politiques DEI sous l'administration Trump, ce ne sont pas seulement les engagements en matière de diversité au sein des entreprises qui disparaissent, mais aussi les efforts pour favoriser l’accès des petites entreprises, souvent dirigées par des femmes ou des minorités, aux marchés publics et aux grands donneurs d’ordre.
Une politique d’achats inclusive ne se résume pas à des engagements abstraits : elle offre des bénéfices concrets aux entreprises qui la pratiquent. En diversifiant leur réseau de prestataires, les organisations peuvent accéder à des viviers d’innovation et de talents souvent sous-exploités. À l’inverse, des critères d’achats trop rigides favorisent les acteurs établis, réduisant la capacité des nouveaux entrants à proposer des idées neuves et à bousculer les pratiques existantes.
La frontière entre la gestion des ressources humaines et la politique d’achats devient floue : les organisations contribuent à transformer le marché du travail avec les deux. Et vous, que faites-vous pour faire de votre politique d’achat un levier d’innovation, de responsabilité sociale et de transformation positive du marché du travail ?
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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