Allemagne : le problème du temps partiel féminin
Nouveau Départ, Nouveau Travail #21 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
En France, nous avons de nombreuses idées préconçues sur l'Allemagne. Nous pensons que les Allemands sont diablement efficaces et qu'ils travaillent plus dur que les autres. C’est faux. Ce pays en récession depuis plus de deux ans a tout misé sur un modèle économique masculin et industriel, tout en maintenant structurellement les femmes dans le sous-emploi.
La stratégie économique du pays, axée principalement sur les exportations de voitures et de machines-outils, montre des limites depuis longtemps. Le travail masculin industriel ne suffit plus. L’immense potentiel du travail féminin reste inexploité : les femmes allemandes sont massivement coincées dans le temps partiel et la paupérisation.
Or c’est un immense vivier de talents et de compétences qui est ainsi gaspillé. Il est pourtant évident aujourd’hui que le « salut » de l'économie allemande ne peut passer que par un « empouvoirement » féminin. Si les Allemands veulent moins d’immigrés alors c’est là la seule réserve de main-d'œuvre qualifiée immédiatement disponible.
L'ironie est frappante : alors que les débats politiques allemands s'enflamment autour de l'immigration et que les voix conservatrices voudraient réduire l'arrivée de nouveaux travailleurs étrangers, qui va donc faire tourner l'économie de ce pays vieillissant si les femmes restent cantonnées à des emplois à temps partiel ? La démographie allemande est ce qu’elle est : la population est âgée.
Plus grave encore : cette pénalisation économique des femmes durant leur vie active se transforme en catastrophe sociale à l'âge de la retraite. Les vieilles femmes pauvres sont nombreuses en Allemagne, encore plus qu'en France. Ces femmes qui ont travaillé presque toute leur vie à temps partiel se retrouvent avec des pensions misérables, en particulier si elles n’ont pas été mariées et ne bénéficient pas des pensions d’un conjoint ayant travaillé à temps plein.
Ayant vécu en Allemagne, je peux témoigner : les femmes sont partout dans les services, médicaux ou administratifs. Pour accéder à ces services, il faut téléphoner entre 8h et 11h le mardi et le jeudi (je caricature à peine) parce que les femmes qui occupent ces emplois ne travaillent que quelques heures par semaine.
On ne le sait pas toujours mais les Allemands travaillent moins que les Français
Les chiffres sont sans appel. Les Allemands travaillent en moyenne 1.349 heures par an, contre 1.490 heures pour les Français. L'Allemagne détient même le record des pays avec le moins d'heures travaillées annuellement parmi tous les pays de l'OCDE, loin derrière la moyenne de 1.742 heures dans l'ensemble des pays membres.
C’est la conséquence d'un phénomène structurel qui ne bouge pas : le travail féminin massivement à temps partiel. Le taux d'activité des femmes allemandes est élevé, même supérieur à celui des Françaises : la femme allemande au foyer est devenue un cliché dépassé. Mais ce qui est frappant, c'est l'ampleur du temps partiel. Une femme allemande sur deux (50%) travaille à temps partiel selon le Statistisches Bundesamt. Pire encore, les deux tiers (67%) des mères sont à temps partiel ! En comparaison, seuls 13% des hommes allemands travaillent à temps partiel. Cette disparité est l'une des plus marquées d'Europe.
Cette sous-utilisation massive des compétences féminines apparaît d'autant plus absurde dans un contexte où l'économie allemande, en récession depuis plus de deux ans, cherche désespérément des relais de croissance. Alors que les industries traditionnellement masculines montrent des signes d'essoufflement, le potentiel productif des femmes allemandes reste largement inexploité.
Pourquoi un tel gâchis ?
Un système scolaire inadapté au travail des deux parents : En Allemagne, la plupart des écoles ne fonctionnent que la moitié de la journée. L'école commence très tôt (avant 8h) mais les enfants rentrent à la maison juste après le déjeuner. C’est quasiment impossible pour les deux parents de travailler à temps plein avec des enfants petits.
Des services de garde insuffisants pour la petite enfance. Si la France connaît aussi un manque de places en crèche, la situation allemande est encore plus critique. On accueille les enfants à temps partiel. Et on n’accueille pas les tout petits enfants. De plus, le marché privé des nounous ou baby-sitters est peu développé. Cela ne se fait pas de confier un bébé (un enfant oui, mais pas un bébé) à quelqu’un d’autre que la mère ou la grand-mère. Cet élément culturel ne change pas.
Une fiscalité qui encourage les inégalités : La fiscalité incite à plus d'inégalité au sein du foyer (on paye beaucoup moins d'impôt quand le deuxième revenu du couple est faible), ce qui pousse les femmes à réduire leur temps de travail et à ne pas retourner à temps plein quand elles le pourraient. Le quotient conjugal existe aussi en France. Mais en Allemagne il a des effets encore plus forts.
Des congés maternels prolongés qui sont encouragés et subventionnés, mais qui éloignent les femmes du marché du travail. Des années de « trous dans le CV » dévalorisent les profils féminins auprès des employeurs. On pourrait penser, puisque les congés maternels sont tant encouragés, qu’on ne le reprochera pas aux femmes. Eh ben si, dans le monde professionnel, on reproche aux femmes leurs trous dans le CV !
La population allemande est plus âgée. La proportion de personnes en situation de perte d'autonomie est plus grande. Par conséquent, il y a beaucoup d'aidants parmi les gens en âge de travailler. Parmi ceux-là, presque que des femmes. Même quand elles ne sont pas mères, le care non rémunéré occupe les femmes.
Du coup, la « pénalité maternelle » est particulièrement sévère. Les mères allemandes perdent en moyenne 62% de leurs revenus par rapport à ce qu’elles auraient gagné si elles n’avaient pas eu d’enfant. Les femmes, même très diplômées, occupent des emplois souvent dévalorisés, voient leur carrière stagner, touchent des salaires moindres et accumulent moins de droits à la retraite.
Ce qui est frappant, c'est le paradoxe d'un pays « moderne » dirigé pendant 16 ans par une femme (Merkel), mais qui maintient structurellement les femmes dans un modèle des années 1950. En 2020, moins de 28% des fonctions dirigeantes étaient occupées par des femmes en Allemagne, l'un des taux les plus bas d'Europe.
Le pire, c'est que nous en France, nous continuons à idéaliser le « modèle allemand » alors même qu'il repose en partie sur cette inégalité structurelle et qu'il montre aujourd'hui des limites profondes.
Alors que l'attention médiatique se focalise désormais sur l'Ukraine et les questions de défense en Allemagne, l'enjeu économique fondamental du travail dévalorisé des femmes reste en arrière-plan. Pourtant, le potentiel de croissance est là : une meilleure valorisation du travail féminin représente la meilleure - sinon la seule - voie de sortie pour cette économie allemande en panne. Hélas, il est peu probable que le conservateur Friedrich Merz s’empare de ce sujet. Il aura d’autres chats (américains) à fouetter…
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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Très bon article, effectivement le congé maternité long créé des grandes inégalités. Moi même qui suis originaire de la république Tchèque, le système étant similaire comme en Allemagne. D’un coté les femmes sont pénalisées par les trous dans le cv de plusieurs années dû au congé maternité long, de l’autre coté, les femmes qui choisissent de reprendre le travail plus tôt, sont considérées comme des « mauvaises mères » par la société, souvent par leur propre famille.
F. Merz a la réputation d’être particulièrement misogyne. Il n‘y a pas grand chose à attendre de ce côté là.