Arrêtons d'utiliser l’argument économique pour promouvoir l'égalité !
Nouveau Départ, Nouveau Travail #20 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
J'ai beaucoup réfléchi ces derniers temps à la façon dont nous justifions l'égalité femmes-hommes. Pendant des années, j'ai moi-même eu recours à « l'argument économique » pour la diversité et l'inclusion — affirmant que les équipes diverses sont plus performantes, qu’une meilleure inclusion des femmes stimule la croissance du PIB, et que combler les écarts entre les genres ajouterait des milliards d’euros à l'économie mondiale. (C’est ce qu’on appelle en anglais le business case, par opposition au moral case).
Cela semblait être une bonne stratégie : parler le langage du pouvoir, utiliser les indicateurs qui comptent pour les décideurs, rendre l'égalité acceptable pour ceux qui pourraient ne pas se soucier de justice (et nous traiter d’idéalistes déconnectés du réel). Mais j'en suis désormais convaincue : cette approche n'est pas seulement insuffisante, elle est fondamentalement dangereuse.
C'est la semaine du 8 mars, et en cette période de backlash et de règne des bullies, je vous avoue que je suis bien déprimée... Quand je vois l'ampleur des reculs, la facilité avec laquelle des droits que nous pensions acquis sont remis en question, je me sens découragée. Mais ce n'est pas en nous adaptant au système que nous le changerons, mais en osant défendre sans compromis une vision où l'humanité passe en premier. Notre force ne viendra pas de notre capacité à nous justifier économiquement, mais de notre détermination à réaffirmer l'évidence morale de l'égalité.
Le piège de « l'argument économique »
Un article de la Harvard Business Review intitulé "Stop Making the Business Case for Diversity" d’il y a presque 3 ans (autrement dit, un article d’un autre temps) mettait déjà en lumière une réalité troublante : environ 80 % des entreprises du Fortune 500 justifiaient leurs engagements en matière de diversité pour des raisons économiques. Seuls 5 % défendaient ce que les chercheurs appellent « l'argument moral » — plaidant pour la diversité comme un impératif moral fondé sur l'égalité des chances. On pourrait ajouter aujourd’hui que ce sont probablement ces 5% qui ne se sont pas pliés au vent de backlash souhaité par Trump et ses fellow-bullies. Tous les autres ont fait marche arrière sur la DEI.
Le cadrage économique pourrait sembler pragmatique, mais en réalité, il sape fondamentalement l'objectif de l’égalité. En effet, quand nous justifions l'inclusion des femmes en fonction des bénéfices pour les résultats financiers des entreprises, nous :
Rendons l'humanité des femmes conditionnelle à leur valeur économique
Créons un cadre où l'égalité n'a de valeur que si elle est « rentable »
Établissons des indicateurs qui peuvent être utilisées contre les femmes quand ça leur chante (aux décideurs)
Comme l'écrit Caroline Criado Perez : « Défendre les droits des femmes au travail parce que la diversité stimule les profits, c'est n'avoir plus rien à dire quand ils décident que ce qui stimule vraiment les profits, c'est de forcer votre utérus à produire gratuitement de nouveaux travailleurs. »
Attention, danger
L'approche par l'argument économique a développé l'égalité femmes-hommes et toute la DEI sur un terrain foncièrement instable et corruptible. Lorsque les priorités économiques changent, comme c'est inévitablement le cas, les droits soutenus principalement par des arguments économiques deviennent jetables. Lorsqu’il n’y a plus de croissance et qu’on ne cherche plus à recruter plein de « talents », alors l’argument économique devient bien fragile.
Nous sommes témoins de cette fragilité en temps réel. Le récent recul des initiatives DEI dans de grandes entreprises n'a pas été précédé d'une remise en question morale, mais de froids calculs économiques. Alors que le vent politique tourne, de nombreuses entreprises en concluent simplement que l'argument économique ne tient plus, que cela risque de coûter cher d’être en opposition au gouvernement. Donc, on laisse tomber la DEI.
Or l'économie sert l'humanité, pas l'inverse ! Plutôt que de développer des arguments économiques pour la dignité humaine, nous devons réaffirmer que l'économie existe pour servir l'humanité, et non l'inverse. Il n’y a pas besoin de justifications économiques pour traiter les femmes (et tous les autres humains) comme des êtres humains à part entière méritant des droits, des opportunités et le respect. Leur humanité seule constitue une base suffisante pour justifier l'égalité.
Fragiles progrès : allons-nous perdre les acquis féministes ?
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On a désespérément besoin d’une colonne vertébrale de moralité
En ces temps dominés par les brutes et les chefs de gang (les « gangsters » comme dit Noah Smith), nous avons désespérément besoin de morale. Lorsque des valeurs comme la justice et la dignité humaine sont subordonnées au profit, elles deviennent toujours négociables — des marchandises échangeables plutôt que des droits inaliénables.
J'ai moi-même souvent utilisé des arguments économiques pour l'égalité. J’ai même eu le fantasme de pouvoir mesurer précisément ce que l'égalité femmes-hommes apporterait à la productivité et à la croissance du PIB. Mais j’ai eu tort. Cette approche se retourne contre nous.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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J'en ai parle a Alex Edmans qui a des perspectives interessantes sur des sujets adjacents (pas homme/femme, mais DEI, ESG). Malheureusement l'argument economique a ete dévoyé par tous ceux qui ont voulu l'imposer (beaucoup de consultants) meme si les faits sont durs a etablir.
Merci pour cet article plein de finesse et de justesse. Il est à la fois rassurant et inquiétant parce que, autant, l'argument économique est "facile" à quantifier (en plus c'est ce sur quoi toute la valeur est basée aujourd'hui), autant l'argument moral me parait beaucoup plus difficile à valoriser. Des pistes pour ça ?