Au secours ! La hustle culture est de retour
Nouveau Départ, Nouveau Travail #53 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Vous pensez que la hustle culture a moins la cote de nos jours ? Erreur. Cette culture du travail fondée sur l’idée qu’il faut travailler sans relâche (hustle), sacrifier son temps personnel pour réussir et faire du travail sa principale source d’identité et de valeur fait son grand retour. Elle glorifie la productivité extrême, la performance et la disponibilité permanente, au détriment de tout le reste. Elle est omniprésente sur les réseaux sociaux et est portée sur les réseaux sociaux par les « mascus ».
Travailler de 9 heures à 21 heures, six jours sur sept. C’est ce qu’on appelle aussi le « 996 », une formule née dans la tech chinoise, que certains ingénieurs de la Silicon Valley remettent aujourd’hui au goût du jour. En Chine, les tribunaux l’ont interdite. En Californie, on la glorifie à nouveau.
L’expression fait fureur sur TikTok, où des entrepreneurs vantent la « discipline » et la « passion » de ceux qui turbinent 70 heures par semaine ou plus. Certaines offres d’emploi précisent que les candidats doivent être prêts à travailler sans compter. Au nom de l’IA et de la ruée vers l’or qui l’accompagne.
Un truc de « vrais mecs » ?
Depuis ses débuts, la Silicon Valley aime se raconter comme une terre de pionniers. Derrière, il y a cette vieille morale protestante du travail qui domine, celle du sacrifice individuel et du « mérite ». On célèbre les fondateurs « visionnaires » prêts à travailler jour et nuit, les « héros viriles » prêts à souffrir pour … (à compléter, c’est pas clair pourquoi ils sont prêts à souffrir, si ce n’est l’enrichissement personnel, car plus grand-monde ne prétend « sauver le monde »).
On ne va pas se mentir, la hustle culture, c’est un truc de mecs. De « vrais mecs ». Ceux qui se vantent de pouvoir travailler plus que tout le monde, dormir quatre heures par nuit. Évidemment, en réalité, ce qui fait d’eux des « vrais mecs », ce n’est pas leur endurance. C’est surtout qu’ils ne s’occupent de personne d’autre. Ni d’enfants, ni de parents âgés, ni de proches malades. Ils donnent tout au travail parce que souvent ils ont une bobonne à la maison.
Et puisqu’on n’est pas à un paradoxe près, ces « vrais mecs » du 996 qui passent leurs journées assis, le nez collé à un écran, sont archi-sédentaires. Donc ils n’ont pas de muscles et sont en mauvaise santé. Tout le contraire du modèle de virilité actuellement glorifié. Au diable la cohérence, sur TikTok, les mêmes mecs célèbrent à la fois le 996 et la masculinité hyper athlétique (comme les tractions à la Robert Kennedy Jr et les militaires « forts » à la Pete Hegseth).
En fait, la hustle culture fabrique des hommes fatigués, crispés, avec des douleurs de dos à 30 ans et un métabolisme en vrac. Un modèle à bout de souffle, au sens propre.
Un backlash protéiforme
Ce retour en force de la hustle culture n’est pas anodin. Il s’inscrit dans un climat de backlash plus large. Trump aux États-Unis, les mouvements d’extrême droite en Europe, sont hostiles aux droits des femmes, des minorités, aux écologistes, aux énergies renouvelables, aux droits humains… Tous ont un point commun : le rejet de tout ce qui est perçu comme « progressiste ». Sans surprise, les mouvements pour un meilleur équilibre de vie — semaine de 4 jours ou télétravail — en font les frais.
À bien des égards, cette « valeur travail » qu’on brandit est une valeur de domination. Elle exclut toutes celles et ceux qui ne peuvent pas donner 70 heures de leur semaine à une entreprise : les parents, les aidants, les personnes moins jeunes, les personnes qui ont des problèmes de santé, les personnes mal logées, etc.
Le 996 est profondément excluant car il nie la réalité de la vie hors du bureau — les enfants, les proches à aider, les temps de soin, les temps de repos. Et c’est une réalité qui reste encore largement genrée : ce sont essentiellement les femmes qui continuent de porter la charge du soin, à la maison comme au travail.
Travailler plus pour… moins de monde
Après avoir licencié environ un million de personnes depuis 2022, la Silicon Valley pousse les survivants à trimer davantage. Les « meilleurs », dans une logique de winner-take-all exacerbée, travaillent d’autant plus que les mauvais, eux, sont contraints de chômer. Moins d’emplois, mais plus de travail pour ceux qui restent.
Les visas H1B coûtent désormais plus de 100 000 dollars à sponsoriser. Les étrangers ne sont plus les bienvenus. Les jeunes ingénieurs (quelle que soit leur nationalité) qui ont la chance d’être en poste doivent donc s’épuiser à prouver leur loyauté et montrer leur mérite.
D’ailleurs, de manière globale, aux États-Unis, la population active se contracte : de nombreuses femmes ont quitté le marché du travail depuis l’arrivée de Trump. Le retour forcé au bureau, le (relatif) recul sur le télétravail et la crise du secteur de la petite enfance les renvoient à la maison, malgré elles. Depuis janvier, plus de 200 000 femmes ont quitté la population active. Résultat : pour ceux qui restent, probablement davantage d’heures de travail. La division genrée du travail s’accentue : pour les hommes, le travail rémunéré ; pour les femmes, le travail pas payé.
L’IA n’est-elle pas censée nous rendre plus productifs ?
Le paradoxe, c’est que cette apologie du « toujours plus » vient en ce moment précisément du secteur qui prétend automatiser le travail.
Si les machines accomplissent les tâches répétitives, il devrait nous rester davantage de temps de repos et de travail à « haute valeur ajoutée » — créatif, relationnel, émotionnel. Mais ce dernier ne se fait pas à la chaîne. Notre cerveau n’est pas conçu pour produire huit heures d’idées originales par jour. Ni pour passer la journée entière à faire du travail émotionnel.
C’est dans le secteur qui promet qu’on n’aura bientôt plus besoin de travailler que la hustle culture est la plus glorifiée. Les prophètes de l’automatisation sont ceux qui célèbrent les semaines de 70 heures. Ceux qui annoncent la fin du travail se vantent de ne jamais décrocher. Ça me rappelle comment les milliardaires à la Mark Zuckerberg veulent qu’on soit accros aux réseaux sociaux pendant qu’ils interdisent les portables à leurs propres enfants.
Et pourtant, on vieillit
La Silicon Valley rejoue encore et encore les vieilles recettes de la compétition, du virilisme et du productivisme. Mais pendant ce temps, nos sociétés vieillissent. Les aidants se multiplient. La maladie au travail augmente. La santé mentale se dégrade. La planète se réchauffe. Nos ressources s’épuisent.
Si nous voulons travailler davantage d’années, il faudrait travailler moins d’heures chaque semaine. Travailler moins, mais mieux, ça reste la condition sine qua non d’un futur soutenable.
Je me surprends à penser : vivement que la bulle IA éclate. Je ne souhaite pas la crise économique, évidemment. Mais j’aimerais tellement percer avec une aiguille cette bulle de conneries, qu’il s’agisse des discours prophétiques sur l’IA, de la misogynie ambiante ou de la glorification du travail hardcore.
Je reste lucide cependant : l’éclatement de la bulle IA ne fera pas forcément éclater la bulle de conneries. Au contraire hélas, les crises sont souvent un terreau fertile pour les discours simplistes, autoritaires et virilistes. Quand la peur s’installe, on se raccroche aux vieilles recettes.
🎤 Si vous souhaitez inviter Laetitia à intervenir sur le rapport au travail, la question du temps de travail, la QVCT et plus généralement les tendances du futur du travail, contactez-nous par email : conferences [a] cadrenoir.eu
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