Et si vos « meilleures années » n'avaient pas commencé ?
Nouveau Départ, Nouveau Travail #40 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
J’ai récemment lu le livre From Strength to Strength d'Arthur Brooks dont on m’avait dit le plus grand bien. Il a été publié en 2022 mais rien n’y est particulièrement daté donc j’avais envie de partager quelques réflexions (et critiques).
Arthur Brooks, professeur à Harvard et « chroniqueur bonheur » pour The Atlantic, a écrit un livre plein de sagesse sur l'art de vieillir. From Strength to Strength propose une feuille de route pour transformer la seconde moitié de sa vie en période d'épanouissement plutôt qu'en déclin.
Le livre est plein d'idées sur la transition de l'intelligence fluide (l’intelligence des jeunes) vers l'intelligence cristallisée (l’intelligence des vieux), l'importance du détachement vis-à-vis des récompenses « vides » (gloire, argent, honneurs etc), et la valeur du service aux autres et des liens humains qu’on cultive.
Mais en refermant ce livre – que j'ai pourtant apprécié –, une question m’a taraudée : à qui s'adresse vraiment ce conseil de « lâcher prise » sur le succès traditionnel ?
Le piège de l'universalisme au masculin
Brooks base sa réflexion sur un constat statistique : notre bonheur suit généralement une courbe en U, avec un pic dans la jeunesse, un creux vers 45-50 ans, puis une remontée progressive. Son livre s'adresse donc à ceux qui, arrivés au sommet de leur carrière, doivent apprendre à redéfinir le succès pour éviter l'amertume du déclin.
Le problème ? Cette trajectoire reflète avant tout l'expérience masculine traditionnelle : études, carrière ascendante, accumulation de pouvoir et de prestige, puis éventuelle sagesse détachée. Mais que se passe-t-il quand votre courbe de vie ne ressemble pas à ce modèle ?
Pour beaucoup de femmes, la cinquantaine, ce n'est pas le moment de se détacher du succès professionnel, mais c’est celui où il devient enfin possible, ou celui où tout renoncement se traduit par une paupérisation (vous allez finir par trouver ça insupportable, mais je vous remets le lien de la note de la Fondation des femmes sur « Le coût de la séniorité des femmes »). Après des années d'interruptions de carrière pour la maternité, de temps partiel subi, de « charge mentale » qui grignote l'énergie créative, la quarantaine et la cinquantaine peuvent être le moment où l'on se dit enfin : « Et maintenant, à moi ! »
Brooks prône avec raison le détachement des récompenses matérielles – argent, pouvoir, reconnaissance – au profit de valeurs plus profondes. Mais ce conseil présuppose qu'on ait déjà accumulé suffisamment de ces « récompenses vides » pour pouvoir s'en détacher.
« Désolée, mais on n'a pas assez pour la retraite », me suis-je surprise à noter en marge. Dans un contexte où le logement devient inaccessible, où les carrières féminines sont encore pénalisées par les interruptions liées à la parentalité, où l'écart salarial persiste, le « détachement » du succès financier peut sonner comme un privilège de classe.
Ce n'est pas que Brooks ait tort – ses conseils sur l'importance des relations, de l'altruisme, de la transmission sont valables. Mais ils s'adressent implicitement à ceux qui ont déjà coché les cases de la sécurité matérielle. Pour ceux qui en sont encore à construire cette sécurité, le message peut paraître déconnecté de leurs réalités.
L'intelligence fluide et cristallisée : un modèle trop rigide
Et puis, il y a autre chose qui m’a dérangée. Brooks s'appuie sur la distinction entre « intelligence fluide » et « intelligence cristallisée ». Son conseil : accepter le déclin de la première pour cultiver la seconde. Cette grille de lecture fonctionne peut-être pour les physiciens quantiques ou les sportifs de haut niveau, dont la performance dépend effectivement de capacités qui déclinent avec l'âge. Mais pour la plupart d'entre nous, le rôle de l'intelligence fluide dans notre réussite professionnelle n'est pas si déterminant.
L’intelligence fluide — cette capacité à raisonner rapidement, à résoudre des problèmes nouveaux, à penser de façon abstraite — est souvent associée à la jeunesse, à la vitesse d’exécution, à la « brillance » intellectuelle. Elle est très valorisée dans certains univers compétitifs : les mathématiques pures, la programmation d’algorithmes complexes, le sport de haut niveau, ou encore le jeu d’échecs… Des domaines où l'on atteint souvent son « pic » de performance jeune, et où les carrières sont courtes. C’est à ces milieux que pense Brooks quand il parle du déclin inévitable et du besoin de « basculer » d’un type d’intelligence à un autre.
Mais pour la majorité des gens, l’intelligence fluide n’est pas ce qui détermine la valeur d’un travail, ni même la réussite professionnelle à long terme.
#1 Les compétences clés sont rarement purement cognitives
La plupart des métiers s’appuient sur un mélange de compétences cognitives, relationnelles, organisationnelles et émotionnelles. Et dans ce mélange, la capacité à apprendre vite ou à résoudre un problème abstrait n’est qu’une composante parmi d’autres. Savoir travailler en équipe, faire preuve de discernement, gérer les conflits, inspirer confiance, faire preuve de patience ou de pédagogie sont souvent plus importants que de résoudre une équation ou de mémoriser rapidement une série d’informations.
#2 La performance ne dépend pas uniquement de la vitesse
Dans de nombreux domaines, ce n’est pas la rapidité qui fait la différence, mais la qualité du jugement, la capacité à anticiper, à prendre du recul, à éviter les erreurs coûteuses. Or, ces qualités s’aiguisent avec le temps. Le leadership, par exemple, ou la stratégie d’entreprise, reposent beaucoup plus sur l’intelligence cristallisée que fluide.
#3 L’intelligence fluide se prolonge plus qu’on ne le croit
Même d’un point de vue scientifique, les choses ne sont pas aussi tranchées. Si certaines fonctions cognitives déclinent avec l’âge (notamment la vitesse de traitement), d’autres peuvent se maintenir très longtemps, voire s’améliorer grâce à la plasticité cérébrale et à l’apprentissage continu. Autrement dit, le déclin de l’intelligence fluide n’est ni brutal ni inévitable.
Donc oui, il est possible que certains ressentent une forme de déclin, surtout s’ils ont été valorisés dans leur jeunesse pour leur esprit vif ou leur rapidité. Mais pour la plupart des travailleurs et travailleuses, la maturité professionnelle s’accompagne d’un enrichissement bien plus important que d’une perte.
Une sagesse néanmoins précieuse
Malgré ces limites, From Strength to Strength contient des enseignements universels importants. L'accent mis sur les relations, la spiritualité, le service aux autres résonne au-delà des frontières de genre ou de classe. La réflexion sur le sens de la vie face au vieillissement touche quelque chose de fondamental.
Brooks a raison de souligner que la course au succès peut devenir une prison. Ses conseils sur la méditation, la gratitude, l'importance de cultiver des amitiés profondes sont précieux. Sa vision d'une vieillesse active et engagée, loin du déclin redouté, est inspirante.
Le livre offre aussi des outils concrets : exercices de réflexion, grilles d'analyse pour identifier ses priorités, stratégies pour naviguer les transitions de carrière. Ces aspects pratiques en font une lecture précieuse, même si l'on ne correspond pas exactement à son public cible.
Le défi consiste à adapter ces sagesses à des trajectoires de vie plus diversifiées. Comment appliquer les conseils de Brooks quand on commence sa « vraie » carrière à 45 ans ? Comment cultiver le détachement quand on a encore des objectifs matériels légitimes à atteindre ?
Pour certaines, la « force » de la cinquantaine, c'est justement de pouvoir enfin se concentrer sur sa carrière sans culpabilité. Pour d'autres, c'est de réinventer leur rapport au travail.
Le média de la transition
“À deux voix”, nos conversations à bâtons rompus sur l’actualité
Des interviews de personnalités remarquables (écrivains, entrepreneurs…)
Des articles sur le travail et l’économie
Une vision engagée, des clefs pour aller au fond des choses
Nos abonnés : des professionnels et citoyens engagés
Des nouvelles de nos travaux et de nos projets
Excellentes réflexions, très justes, qui nourrissent ma perspective sur la notion de succès 🙏 Merci