Êtes-vous plutôt monochrone ou polychrone ?
Nouveau Départ, Nouveau Travail #55 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Imaginez deux images. Dans la première, un train suisse démarre à l’heure exacte, peu importe si tout le monde est monté à bord. Dans la seconde, un minibus attend un cousin retardataire parce que, « ça ne se fait pas de partir sans lui ». Ces deux images résument deux rapports au temps très différents : le premier est monochrone, le second est polychrone.
Ces mots un peu techniques viennent de l’anthropologue Edward T. Hall, qui, dans les années 1950, a observé que certaines sociétés vivaient le temps comme une ligne droite, où l’on avance d’une tâche à l’autre dans un ordre précis, sans dévier. Dans les pays d’Europe du Nord, en Suisse, en Allemagne ou aux États-Unis, les horaires sont des repères sacrés. La ponctualité n’est pas négociable et l’on considère qu’on ne peut faire qu’une seule chose à la fois.
À l’inverse, d’autres cultures — en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient, en Espagne ou en Italie — adoptent un rapport plus souple au temps. On peut interrompre une tâche pour accueillir un visiteur ou répondre à un appel important, et l’agenda se réorganise naturellement autour de ce qui compte sur le moment. Les relations humaines passent avant la précision des minutes.
Ce qui est fascinant, c’est que cette différence n’est pas qu’une affaire de géographie. Dans nos vies personnelles et professionnelles, chacun de nous se situe quelque part sur ce spectre. Certains vivent le temps comme une succession d’étapes bien ordonnées, d’autres davantage comme une piste de danse où plusieurs mouvements se superposent. Les gens tout le temps en retard le sont souvent parce qu’ils sont polychrones.
Les avantages et inconvénients de chaque modèle
Les monochrones tirent leur force de leur concentration. La linéarité leur permet de plonger profondément dans un projet, de le mener à bien et de livrer ce qui était promis à l’heure dite. C’est une méthode rassurante pour ceux qui ont besoin de structure. Mais elle peut aussi rendre rigide : on suit le plan, même si entre-temps, les priorités ont changé ou qu’une occasion inattendue se présente. On peut persévérer dans un projet qui ne sert à rien.
Les polychrones, eux, se distinguent par leur flexibilité. Ils savent accueillir l’imprévu, saisir les opportunités, accorder de l’attention à ce qui surgit dans le présent. Cela peut mener à des moments d’une grande richesse : une conversation qui change une décision, un détour qui ouvre de nouvelles perspectives. Mais cette fluidité a un prix : la dispersion, le risque de ne pas finir ce qui est commencé, et parfois une charge mentale importante, surtout quand on tente de satisfaire tout le monde en même temps.
Encore une affaire de genre ?
Cette charge mentale, justement, n’est pas répartie de façon égale entre les sexes. Dans de nombreux contextes, les hommes sont culturellement encouragés à fonctionner en mode plus monochrone, concentrés sur une tâche ou un objectif à la fois, que ce soit dans leur vie professionnelle ou personnelle. Les femmes, elles, sont souvent poussées vers la polychronie, pas forcément par choix, mais souvent par nécessité. Elles cumulent plus souvent les responsabilités de care : penser aux besoins des enfants, coordonner les emplois du temps familiaux, anticiper les repas, prendre les rendez-vous médicaux… le tout au milieu d’une journée de travail rémunéré. Ce double ou triple agenda, mêlant vie professionnelle, vie domestique et rôle d’aidante, impose une gymnastique mentale permanente. Et même lorsqu’elles se concentrent sur un dossier important, beaucoup doivent interrompre leur flux de travail pour répondre à une urgence familiale. La triple journée ne fonctionne qu’en mode polychrone. Ça ne marche pas autrement.
Ce conditionnement genré façonne durablement le rapport au temps. Jongler avec plusieurs réalités à la fois — c’est un mode de fonctionnement épuisant et peu gratifiant. Là où le mode polychrone pourrait théoriquement amener des rencontres et de la créativité, il n’est qu’épuisement quand il correspond à une charge mentale écrasante.
Suis-je une monochrone contrariée ou bien l’inverse ?
Personnellement, je me sens comme une gauchère ou une droitière contrariée. Je ne sais même pas quelle est ma nature profonde, si nature il y a en la matière. La société dans laquelle j’ai grandi valorise les monochrones, ces « brutes productives » qui avancent en cochant les cases une par une, ces « génies » à la concentration parfaite qui créent des chefs-d’œuvre. Alors je me suis (un peu) adaptée à cette norme, au point de mal supporter le multitâche. Et pourtant, je sais que le mode polychrone a ses vertus. Se laisser interrompre par la vie, c’est éviter de rester enfermé dans une productivité stérile, c’est prendre soin des relations humaines, et c’est souvent ouvrir la porte à la créativité.
Ce qui est certain, c’est que notre rapport au temps est probablement plus influencé par notre culture que par notre nature. Erin Meyer, dans The Culture Map, explique que la ponctualité ou la flexibilité ne sont pas de simples traits individuels : ce sont des comportements appris, normalisés, valorisés ou découragés selon la culture où l’on évolue. Ce qui est perçu comme du professionnalisme dans un contexte peut être vu comme de la froideur ailleurs. Ce qui est vu comme une marque de respect ici peut être interprété comme de la rigidité là-bas.
Connaître son style, c’est un peu comme apprendre une langue étrangère : ça aide à mieux comprendre les autres et à éviter les malentendus. Mais c’est encore mieux si l’on devient capable de passer d’un mode à l’autre selon les besoins. Dans un moment où la précision et la concentration sont essentielles, le mode monochrone est un allié précieux. Dans une situation qui exige de la souplesse et de l’ouverture, le mode polychrone déploie toute sa richesse. Dans un contexte d’incertitude, il faudrait certainement se laisser influencer par les cultures plus polychrones.
Et vous, vous êtes plutôt train suisse ou minibus familial ? Et pourquoi ?
🎤 Si vous souhaitez inviter Laetitia à intervenir sur le rapport au temps, la charge mentale et les inégalités de genre au travail, contactez-nous par email : conferences [a] cadrenoir.eu
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Plutôt tendance monochrone, mais rêve d'oser de plus larges plages de polychronisme ...