✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
J’ai souvent entendu ce mantra des vendeurs de rêves technologiques : « On ne va pas se faire remplacer par une IA mais on va se faire remplacer par quelqu'un qui utilise une IA. » Prononcée avec l'assurance de celui qui détient la clé de l'avenir, cette phrase sonne comme une injonction à embrasser le mouvement. Elle nous vend une compétence nouvelle – « l'art du prompt ». Et il faudrait s’y mettre vite vite vite.
Bullshit. C'est incomparablement plus exigeant cognitivement d'élaborer ses propres idées que de formuler un prompt approximatif et de copier-coller la réponse automatisée. Pour l'écriture, l'IA n'est pas une compétence qu'il faudrait acquérir à tout prix, mais plutôt un solvant qui dissout la nécessité même de cette compétence. Les meilleurs prompteurs sont précisément ceux qui maîtrisent déjà l'écriture : pas parce qu'ils ont passé des heures à « apprendre à prompter », mais parce qu'ils savent penser et s'exprimer clairement.
Ceux qui excellent dans l'interaction avec l'IA sont ceux qui pourraient s'en passer.
Cette compétence fondamentale – savoir structurer sa pensée et l'exprimer avec précision – ne s'acquiert pas devant un écran en dialoguant avec ChatGPT. Elle se forge à travers des années d'exercices laborieux : dissertations rigoureuses, lectures exigeantes, débats contradictoires. En d'autres termes, elle est le fruit d'une formation intellectuelle pré-numérique.
C'est pourquoi les générations qui ont développé ces aptitudes bien avant l'avènement des IA génératives se trouvent paradoxalement avantagées. Elles possèdent une grammaire de la pensée, une capacité à formuler des requêtes précises et contextualisées qui fait toute la différence dans l'utilisation de ces outils. Les moins jeunes, souvent décriés comme moins « technologiques », détiennent en réalité un avantage cognitif crucial.
L'ironie est grande : ceux qui ont grandi sans technologie omniprésente, qui ont dû apprendre à réfléchir et à écrire sans béquille algorithmique, sont finalement les mieux armés pour en tirer parti. Ils peuvent utiliser l'IA comme un amplificateur de leurs capacités plutôt que comme un substitut à leur réflexion.
La comparaison avec la maîtrise du feu est édifiante : utiliser un briquet est à la portée de tous. Maîtriser la création du feu demande de l’expertise. C'est une métaphore imparfaite, mais notre régression vers la totale dépendance technologique s’accompagne d’une fragilité face à la panne électrique, au bug informatique et à la coupure du Wi-Fi. (Pas besoin des exemples de l’Espagne et du Portugal pour savoir que ça arrive et que ça arrivera peut-être encore plus souvent à l’avenir).
Le syndrome Wall-E n'est plus de la science-fiction
Dans ce chef-d'œuvre d'animation de 2008, les humains, confinés dans leur vaisseau spatial, sont devenus de pathétiques créatures sans autonomie, incapables de penser ou d'agir par elles-mêmes. Leurs muscles et leurs cerveaux se sont atrophiés à force de déléguer toute réflexion et toute action à des machines omniprésentes. Cette fiction dystopique résonne de manière troublante avec l'actualité.
Une récente étude de Microsoft et Carnegie Mellon (“The Impact of Generative AI on Critical Thinking: Self-Reported Reductions in Cognitive Effort and Confidence Effects From a Survey of Knowledge Workers”) révèle un phénomène inquiétant : plus les travailleurs du savoir font confiance à l'IA générative, moins ils exercent leur pensée critique. Leurs efforts cognitifs diminuent, leurs capacités d'analyse s'affaiblissent. Le mécanisme psychologique est implacable : « la grande confiance dans les capacités d'une IA conduit les gens à devenir mentalement passifs - 'lâchant le volant' - en particulier sur les tâches faciles. » Les signes de cette atrophie se manifestent déjà dans le quotidien des développeurs : difficulté à déchiffrer les messages d'erreur, tendance à déléguer le débuggage à l'IA, diminution des capacités de concentration.
Le coup de grâce cognitif
La pandémie et l’omniprésence des écrans qui l’a accompagnée n'ont pas été tendres avec nos capacités intellectuelles. Les compétences scolaires se sont effondrées. La lecture est devenue une corvée pour beaucoup. Et voilà que l'IA vient achever le travail. Pourquoi s'échiner à comprendre, à réfléchir, à créer, quand une machine peut le faire à notre place ?
La question devient cruciale : comment développer des capacités cognitives dans un monde où plus personne n'a besoin d'écrire une dissertation ou quoi que ce soit d'autre ? Pourtant, l'écriture laborieuse – celle qui force à structurer sa pensée, à choisir ses mots, à aller jusqu'au bout de son raisonnement – demeure un exercice fondamental pour le développement intellectuel.
Et si l'avenir appartenait aux ringards et aux techno-sceptiques ?
Contrairement à ce qu'affirment les prophètes du progrès, l'avenir n'appartient pas aux grands utilisateurs d'IA. Il appartient à ceux qui sauront maintenir leurs capacités cognitives intactes, qui cultiveront leur pensée critique, leur créativité authentique. À ceux qui, le jour où les serveurs tomberont, sauront encore créer, raisonner, analyser par eux-mêmes.
La vraie distinction n'est pas entre ceux qui utilisent l'IA et ceux qui ne l'utilisent pas. Elle sépare les « utilisateurs actifs » des « utilisateurs passifs ». Les premiers gardent l'IA à sa place : celle d'un assistant, d'un collaborateur subalterne dont il faut vérifier le travail. Les seconds se transforment en simples spectateurs, attendant que la machine réfléchisse à leur place. Mais pour appartenir au premier groupe, il faut avoir été entraîné sans béquille IA !
La facilité des IA a un prix : la rapide érosion de nos capacités cognitives. Dans Wall-E, les humains finissent par se rebeller et reprendre en main leur destin. Saurons-nous résister à la facilité avant de tous devenir débiles ?
Une génération entière grandit avec des outils qui transforment radicalement le processus d'apprentissage : l'écriture manuscrite, la lecture approfondie, la résolution méthodique de problèmes – tous ces exercices formatifs risquent de disparaître au profit de la commodité immédiate.
Là où leurs aînés ont développé leur esprit critique en affrontant la page blanche, en traversant l'inconfort de la réflexion complexe, en persévérant face aux difficultés, les jeunes générations pourraient grandir en ne faisant qu'effleurer ces efforts. Dans un monde qui prend le parti de la facilité, l'avenir appartiendra à ceux qui préservent jalousement leur capacité d'effort intellectuel, qui choisissent l’inconfort de la réflexion plutôt que la délégation cognitive.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
Génial!
Toutes les technologies d'échelle industrielle portent en elles une hiérarchie sociale et politique, on regarde cette techno-là redessiner nos hiérarchies. J'en suis à me demander si de la même manière que nous sommes impuissants face à une voiture en panne on deviendra impuissants dans le langage.