Job sharing : quand le temps partiel rencontre l'ambition
Nouveau Départ, Nouveau Travail #60 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Le temps partiel rime encore trop souvent, en France, avec carrière au ralenti, postes peu valorisés, « plancher collant » et perspectives limitées. C’est l’une des raisons majeures de la paupérisation des personnes — à 80 % des femmes — qui y sont contraintes. Ce n’est pas seulement qu’elles ne perçoivent qu’une fraction d’un salaire à temps plein : c’est surtout que ce salaire est déjà maigre à l’origine, bien avant d’être amputé par la réduction du temps de travail.
Il y a donc deux manières de contrer la paupérisation liée au temps partiel : soit inciter les personnes à ne pas le choisir (par exemple en améliorant l’accès aux crèches et autres services publics), soit imaginer des modèles de temps partiel qui ne seraient pas si dévalorisés.
Il existe bien une approche émerge qui pourrait changer la donne : le job sharing. Plus ou moins répandu dans d’autres pays de l’OCDE, cette modalité de travail flexible permet de concilier réduction du temps de travail et responsabilités élevées, ouvrant la voie à un temps partiel ambitieux et épanouissant. À ce sujet, je vous recommande la lecture de l’excellente note de Myriam Gorlier.
Qu’est-ce donc que le job sharing ?
Le job sharing (partage de poste) consiste à confier un poste à temps plein à deux ou plusieurs personnes qui se partagent les missions et les responsabilités. Contrairement au temps partiel classique où l’employé travaille seul sur des tâches réduites, le job sharing implique une collaboration étroite entre les partenaires du binôme.
Il en existe deux modèles d’organisation. Le twin model (modèle jumeau) où les deux personnes font les mêmes missions et travaillent de manière solidaire avec des temps de recouvrement pour assurer la continuité. L’island model (modèle en île), lui, divise les tâches entre les partenaires : chacun prend en charge une partie distincte du poste selon ses compétences spécifiques.
La répartition du temps peut varier considérablement : du classique 50-50 à des formules plus créatives comme 60-60 avec un jour de recouvrement, ou encore 70-70 en alternance trimestrielle pour les postes de direction.
Pourquoi c’est si pertinent aujourd’hui
Le job sharing n’est pas né hier. Apparu dans les années 1970 aux États-Unis, il répondait alors à l’arrivée massive des femmes qualifiées sur le marché du travail rémunéré, qui souhaitaient accéder à des postes à responsabilité sans sacrifier leur vie familiale.
Aujourd’hui, les motivations se sont diversifiées. Quand elles cherchent à recruter, les entreprises y voient un facteur d’attractivité. Selon une étude suisse de 2024, 67% des organisations utilisent le job sharing pour promouvoir l’équilibre vie professionnelle-vie privée. Mais on y ajoute d’autres bienfaits : augmentation de la productivité, continuité de service et réduction de l’absentéisme.
Pour les salariés, cela répond à des besoins variés selon les moments de la vie : parents, aidants, personnes en reconversion, seniors chearchant une transition progressive vers la retraite, ou encore “slashers” cumulant plusieurs activités.
Contrairement au temps partiel traditionnel, le job sharing permet d’accéder à des postes à responsabilité : direction d’équipe, management de projet, fonctions stratégiques. Il préserve ainsi les perspectives de carrière.
Un développement encore timide
Malgré ses atouts, le job sharing reste encore marginal. Au Royaume-Uni, pionnier en la matière, le nombre de salariés concernés a même chuté de 185 000 en 2013 à 88 000 en 2024. Cette baisse s’explique par la concurrence d’autres formes de flexibilité comme le télétravail ou la semaine de quatre jours, plus simples à mettre en œuvre.
En France, le job sharing reste confidentiel. Certaines initiatives ont vu le jour par exemple à la SNCF, mais sans généralisation. Nous gardons en France une préférence pour le temps plein et développons toutes les institutions pour le soutenir, en particulier des horaires scolaires étendus, une protection sociale équivalente entre temps partiel et temps plein.
Pas simple à développer
La mise en place du job sharing requiert trois conditions déterminantes :
Identifier les bons postes — ceux qui nécessitent une continuité de service (management, gestion de projet), sont dématérialisés (finance, informatique), ou requièrent un éventail de compétences.
Former un binôme compatible — au-delà des compétences, il faut une confiance solide, une communication fluide et une capacité à gérer les désaccords. La complémentarité importe plus que la similarité.
Définir précisément l’organisation — répartition des horaires, temps de recouvrement, outils de communication, processus de décision et modalités d’évaluation.
Plusieurs freins subsistent. Le dispositif reste encore méconnu des salariés, et les organisations manquent souvent d’expertise pour identifier les postes adaptés ou accompagner les binômes. Les managers expriment des craintes — complexité, coordination — qui limitent l’adoption, même si ces appréhensions sont exagérées. Enfin, le job sharing ne convient pas à tous : il suppose d’accepter l’interdépendance et le partage des responsabilités, ce qui peut déstabiliser dans les cultures les plus individualistes.
Vers une transformation du travail
Traditionnellement, l’ambition et le pouvoir impliquent toujours de tout sacrifier à son travail, ce qui exclut de fait les aidants, les parents et toutes celles (et ceux) qui ne peuvent (ou ne veulent) pas donner tout leur temps au travail rémunéré.
Le job sharing a ceci d’intéressant qu’il s’accompagne d’une vision transformatrice du travail, où l’ambition n’est pas réservée à une minorité d’hommes qui auraient une bobonne à la maison rendant possible leur investissement total dans leur carrière. Il repose sur une vision moins individualiste de la réussite, sur la collaboration, la solidarité et la responsabilité collective. Il ne s’agit donc pas d’une simple réduction du temps de travail. Il s’agit de concilier performance économique et qualité de vie, ambition et équilibre personnel.
🎤 Si vous souhaitez inviter Laetitia à intervenir sur l’évolution de notre rapport au temps de travail, l’équilibre des temps de vie et la QVCT, contactez-nous par email : conferences [a] cadrenoir.eu
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