✍️ Nouveau Départ, Nouveaux Défis analyse les transformations qui refaçonnent l’économie et la géopolitique. Face à la transition numérique, énergétique et démographique, ainsi qu’aux tensions mondiales, cette série éclaire les défis d’aujourd’hui et de demain. Entre tendances globales et impacts locaux, elle aide à mieux anticiper les ruptures et saisir les opportunités. L’objectif est de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Chaque révolution technologique entraîne une refonte en profondeur de l’architecture financière. Ce n’est pas un hasard. Le modèle d’analyse historique proposé par l’économiste Carlota Perez montre que les révolutions technologiques suivent des phases prévisibles : irruption, frénésie, synergie, maturité. Et dans chaque phase de maturité, les marchés financiers se réorganisent pour tenter de démultiplier la valeur créée et prolonger le paradigme jusqu’à son épuisement total.
Les précédents historiques
En 1907, la panique financière révèle les fragilités d’un système industriel arrivé à maturité. L’électricité, l’acier et l’ingénierie lourde ont transformé l’économie, mais la croissance ralentit. Le légendaire banquier J.P. Morgan intervient personnellement pour stabiliser les marchés. Cette crise aboutit à la création de la Réserve fédérale en 1913, qui fournit l’infrastructure monétaire nécessaire à la phase finale du paradigme.
Les années 1970 offrent un exemple encore plus frappant. Le paradigme du pétrole, de l’automobile et de la production de masse atteint ses limites. La productivité stagne, l’inflation s’installe, le système monétaire international de Bretton Woods s’effondre en 1971. Entre 1971 et 1986, les marchés financiers subissent une refonte complète : taux de change flottants, déréglementation des commissions de courtage (le May Day de 1975), création du marché des obligations à haut rendement par Michael Milken, lancement du terminal Bloomberg, et le Big Bang londonien en 1986.
Ces transformations ne sont pas cosmétiques. Elles permettent à la financiarisation de prendre le relais lorsque la croissance industrielle s’essouffle. Dans les années 1970, les actionnaires, absents de la gouvernance d’entreprise depuis 1945, reprennent le contrôle. Le capital patient disparaît au profit de l’optimisation trimestrielle. Cette mutation a permis de prolonger l’âge du pétrole, des automobiles et de la production de masse de presque quatre décennies supplémentaires – de 1971 à 2008.
Le cycle actuel atteint sa maturité
Nous vivons aujourd’hui une transition comparable. L’âge des semi-conducteurs, de l’informatique et des réseaux touche à sa fin. L’intelligence artificielle représente le pic de ce paradigme, non son remplacement. Comme la production lean révélée par Toyota dans les années 1970 perfectionnait la production de masse sans la remplacer, l’IA optimise l’informatique existante plutôt que de créer une nouvelle ère.
Les signes de maturité s’accumulent. L’incertitude s’est dissipée : tout le monde comprend désormais le potentiel de l’IA, ce qui élimine l’avantage des pionniers. Les investissements massifs favorisent les acteurs établis, pas les startups. Les plateformes dominantes concentrent la valeur boursière. Les marchés privés souffrent d’illiquidité chronique, avec des distributions de moins en moins fréquentes aux investisseurs.
Cette configuration crée des tensions structurelles à travers le système financier. Les marchés publics se rétrécissent sous l’effet de l’investissement passif, qui concentre le capital dans quelques géants technologiques. Les marchés privés accumulent des portefeuilles non réalisés de 3 200 milliards de dollars sans perspective de liquidité claire. Le secteur du capital-risque, construit pour financer des logiciels à coût marginal nul, peine à s’adapter aux industries à forte intensité capitalistique qui définissent désormais l’innovation.
La tokenisation comme vecteur de réinitialisation
La tokenisation semble émerger comme le mécanisme de réinitialisation de ce cycle. Le parallèle avec les années 1970 est frappant. Alors, l’infrastructure papier des marchés financiers ne pouvait plus gérer les volumes croissants de transactions financières. Aujourd’hui, les registres fragmentés et les processus de règlement obsolètes créent des frictions similaires.
La tokenisation promet de transformer les actifs en unités programmables, négociables en continu, avec des règles de gouvernance intégrées directement dans le code. Les stablecoins représentent la monnaie tokenisée. Les banques expérimentent les dépôts tokenisés. Les obligations, les actions et l’immobilier suivront.
L’impact systémique viendra de l’intégration de ces innovations en un écosystème cohérent. Avec la tokenisation, les produits structurés, aujourd’hui réservés aux investisseurs institutionnels capables de déployer des dizaines de millions d’euros, deviennent accessibles avec des capitaux de quelques milliers d’euros. L’investisseur Michael Green a par exemple démontré comment découper un portefeuille d’obligations à haut rendement en rendements stables de 10 % d’un côté et volatilité spéculative de l’autre, le tout via des tokens.
Cette démocratisation rappelle l’impact de May Day 1975, qui a réduit les coûts de courtage de 40 % du jour au lendemain à la bourse de New York. Les volumes ont alors explosé. Les fonds indiciels, qui sous-tendent l’investissement passif (consistant à indexer le marché plutôt que de choisir des actions particulières, le tout avec un coût de gestion minimal) sont devenus viables. Aujourd’hui, la tokenisation promet des gains similaires via la transparence et le dégroupage des services.
Les gagnants du prochain cycle
Trois types d’acteurs se positionnent pour dominer cette transition. D’abord, les constructeurs d’infrastructure programmable, équivalents modernes de Bloomberg en 1981. Ensuite, les spécialistes de nouveaux marchés d’actifs, successeurs de Milken qui a créé le marché des obligations à haut rendement. Enfin, les orchestrateurs du déploiement de capital à travers des produits structurés, capables de structurer du financement pour des industries à forte intensité capitalistique.
Ce dernier point est crucial. Aujourd’hui, l’innovation se déplace du logiciel vers la fabrication avancée, la robotique, l’énergie, la défense. Ces secteurs exigent des structures de capital hybrides : pas seulement du capital-risque, mais aussi des subventions publiques, crédit, financement de projet, précommandes clients, partenariats stratégiques. Le modèle purement actionnarial du capital-risque atteint ses limites.
L’Europe possède des avantages structurels sur ce front. Les institutions financières européennes maîtrisent le financement patient et les structures multi-sources – beaucoup mieux, en tout cas, que le capital-risque, qui reste marginal en Europe. Par ailleurs, l’écosystème industriel européen demeure relativement intact comparé aux États-Unis. Les cadres réglementaires offrent la prévisibilité nécessaire aux investissements de long terme.
Conclusion : les nouvelles années 1970
Les révolutions technologiques ne donnent pas seulement naissance à de nouveaux produits. Elles forcent la réinvention des marchés financiers eux-mêmes. Nous entrons dans une décennie de transformation comparable aux années 1970, où l’alignement entre politique, régulation et technologie redéfinira l’allocation du capital et les marchés financiers de fond en comble. Les acteurs qui prennent des positions dès maintenant sont les mieux à mêmes de dominer les décennies à venir.
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