✍️ Nouveau Départ, Nouveaux Défis explore les transformations qui redessinent les équilibres économiques, stratégiques et géopolitiques. Face à des bouleversements sans précédent – transition numérique, énergétique, démographique et tensions géopolitiques – cette série d’articles propose un regard sur les défis d’aujourd’hui et de demain. Entre analyse des tendances globales et réflexion sur leurs impacts locaux, Nouveau Départ, Nouveaux Défis aide à comprendre les enjeux pour anticiper les ruptures et saisir les opportunités.
Dans la course mondiale à la suprématie technologique et économique, la Chine s'est imposée comme une puissance industrielle redoutable, remettant en question les idées reçues sur la hiérarchie entre pays développés et pays en voie de développement. Contrairement aux préjugés présents dans le monde occidental, la domination chinoise ne provient pas d'une main-d'œuvre bon marché, mais d'un atout bien plus précieux et que les commentateurs peinent encore à comprendre.
Le parcours de la Chine sur le chemin du développement a commencé il y a plusieurs décennies. Suite aux réformes de Deng Xiaoping à la fin des années 1970 et l’adhésion à l'OMC en 2001, le pays a exploité sa main-d'œuvre massive et ses faibles coûts salariaux pour devenir « l'usine du monde ». Par la suite, en produisant à une échelle sans cesse croissante, année après année, elle a fini par consolider une ressource bien plus précieuse que les revenus issus de son succès à l’export : un savoir-faire unique dans l’organisation et l’optimisation des chaînes de production, que les anglophones appellent process knowledge – appelons-le simplement le « savoir-faire ».
Comme l'explique l’analyste Dan Wang, « les travailleurs chinois produisent la majorité des biens manufacturés vendus dans le monde, ce qui signifie qu'ils s'approprient l'essentiel des connaissances issues du processus de production » dans l’univers des chaînes d’assemblage. Ce savoir-faire – une expertise durement acquise sur le tas, qui ne peut être facilement documentée ou transférée – est devenu le principal avantage concurrentiel de la Chine.
La technologie, selon Dan, existe en effet sous trois formes distinctes : les outils (équipements physiques), les instructions explicites (plans et propriété intellectuelle), et le savoir-faire (connaissances tacites acquises par l'expérience). L'Occident s'est historiquement concentré sur les deux premières, sous-estimant souvent la troisième.
« Le savoir-faire est difficile à formaliser », observe Dan. « On peut donner à quelqu'un une cuisine bien équipée et une recette extraordinairement détaillée, mais sans expérience culinaire, il est difficile de réaliser un plat exceptionnel ». La Chine accumule cette « expérience culinaire » à une échelle sans précédent depuis des décennies, pendant lesquelles elle a appris à produire à peu près tout.
La trajectoire d'entreprises chinoises comme Xiaomi illustre cette progression. Débutant comme fabricante de smartphones, elle a exploité son savoir-faire accumulé pour s'étendre vers des domaines entièrement nouveaux. Xiaomi, initialement connue pour ses téléphones, produit désormais des véhicules électriques acclamés. La SU7, largement saluée même par les dirigeants automobiles occidentaux, exemplifie le passage de la Chine d'imitateur à innovateur.
Comme l'a observé Thomas Friedman après sa visite en Chine : « Lors de mon précédent séjour, Xiaomi était une entreprise de téléphonie. À mon retour cette année [2025], c'était une entreprise automobile ». Cette transition, inattendue à première vue, n’est pas accidentelle mais l'évolution logique d'une entreprise industrielle qui n’a pas cessé d’accumuler du savoir-faire à grande échelle.
De cette façon, l’avantage de la Chine ne réside pas seulement dans ses usines ou sa main-d’oeuvre, mais dans des écosystèmes industriels complets. Le pays a créé ce que les économistes appellent des « boucles d'apprentissage » – des réseaux denses de fournisseurs, producteurs et innovateurs en proximité immédiate, qui se stimulent et apprennent en permanence les uns des autres.
Arthur Kroeber, fondateur du cabinet d’analyse économique Gavekal Dragonomics (par ailleurs employeur de Dan Wang) note dans le Financial Times que « cinq années de contrôles à l'exportation ont aidé la Chine à devenir très compétente dans la fabrication sans technologie américaine ». Plutôt que d'affaiblir l'industrie chinoise, les restrictions occidentales ont accéléré l'innovation nationale, poussant la Chine à développer des solutions locales pouvant être substituées aux technologies étrangères.
Plus récemment, l'approche de la seconde administration Trump sur le front industriel, caractérisée par des droits de douane élevés et une rhétorique conflictuelle, méconnaît la nature de la production sur le terrain chinois. Comme l'écrit le journaliste de Bloomberg Joe Weisenthal, « construire une chaîne d'approvisionnement manufacturière avancée est extrêmement difficile, nécessitant un haut niveau de coordination et d'alignement des incitations ».
Autrement dit, les droits de douane seuls ne suffiront pas à implanter aux États-Unis le patrimoine industriel qui a mis des décennies à se développer en Chine. Le savoir-faire, qui est implicite et non documenté, ne se transfère pas facilement, et sa reconstitution exige plus que des incitations financières. Elle requiert une politique industrielle soutenue, une formation de la main-d'œuvre et… beaucoup de patience.
Certes, l'avantage de la Chine n'est ni permanent ni inattaquable. Cependant, toute stratégie réaliste pour rivaliser avec elle doit partir du constat que le savoir-faire joue un rôle primordial dans la supériorité de certains écosystèmes industriels, comme celui de la Chine. Se borner à ériger des barrières commerciales ou subventionner la production nationale ne suffira jamais pour reconstituer ce savoir-faire perdu, qu’il s’agisse des Etats-Unis de Donald Trump ou des pays européens.
L'avenir de la production industrielle appartient plus probablement aux nations à même de faire trois choses : développer des écosystèmes ou les ingénieurs et les techniciens peuvent apprendre de la pratique ; favoriser le transfert de savoir-faire entre générations ; imaginer les infrastructures et les institutions pour perpétuer l’innovation dans l’industrie. Comme la Chine le démontre jour après jour, fabriquer compte toujours – et savoir comment fabriquer compte encore davantage !
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Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
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