Le care, antidote à la crise masculine
Nouveau Départ, Nouveau Travail #62 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
En ce début d’hiver, au nom de Nouveau Départ et en mon nom, je vous souhaite un très joyeux Noël 🎄✨. Puissiez-vous vivre quelques jours de douceur, de chaleur humaine et de bons moments avec celles et ceux qui comptent pour vous. Et profiter de bonnes choses à manger ! Prenez soin de vous et de vos proches. 🎁🎅🤶🤗
On parle beaucoup de la crise des jeunes hommes : perte de repères, radicalisation en ligne, addictions, fascination pour les figures de “strongman”, forums masculinistes où s’expriment rage et ressentiment. Richard Reeves, auteur de Of Boys and Men, a popularisé cette idée d’une génération masculine déboussolée, prise dans des injonctions contradictoires : « trop masculine le mardi, pas assez le mercredi ».
Mais ce dont on parle très peu, c’est que les métiers qui pourraient précisément offrir aux hommes utilité, stabilité et relations — le care, l’éducation, l’accompagnement — sont ceux dont ils se détournent massivement. (à cet égard, le temps ne fait rien à la chose car il n’y a pas plus d’hommes infirmiers aujourd’hui qu’il y a 20 ans).
Autrement dit : la crise masculine n’est peut-être pas là où on la cherche. Elle est dans le care.
C’est une idée que j’explorais déjà en 2023 pour Welcome to the Jungle : si l’on veut préparer l’avenir du travail, il faut cesser de ne penser la mixité qu’en termes de féminisation des métiers « nobles » et commencer à prendre au sérieux la masculinisation des métiers féminisés. Les deux enjeux se complètent.
Les hommes fuient les métiers dont la société a le plus besoin
La pénurie dans les métiers du soin, de l’éducation et de l’accompagnement n’est plus un signal faible : c’est une alarme. Des centaines de milliers de postes ne trouvent pas preneurs. Et demain, avec le vieillissement de la population, il s’agira potentiellement de millions d’emplois.
Or ces métiers sont précisément ceux où la présence masculine s’effondre. Dans Of Boys and Men, Richard Reeves documente la chute de la proportion d’hommes dans les métiers HEAL (health, education, administration & literacy) :
seulement 1 psychologue sur 5 est un homme ;
même proportion pour les travailleurs sociaux ;
encore moins chez les infirmiers, les aides à domicile, les auxiliaires de vie scolaire.
Et cette proportion a été divisée par deux en quelques décennies. Pendant ce temps, les femmes ont investi les métiers autrefois « masculins ». Il en résulte une inquiétante asymétrie. Les garçons grandissent dans un monde où presque aucun homme n’incarne publiquement le care, alors que les filles voient des modèles féminins dans les métiers prestigieux de la tech, du management ou de la science (à défaut d’en voir beaucoup aux postes de pouvoir).
Comme l’explique Reeves : « Le manque de présence masculine dans l’éducation et le soin crée un vide. Et ce vide est rempli par des figures en ligne qui ne proposent pas des modèles, mais une caricature. »
Le care est un enjeu pour les hommes
Quand on évoque la répartition du care, on le fait presque toujours sous l’angle de la charge mentale des femmes, et c’est légitime. Mais Marie Eloy, dans Les femmes sauveront-elles le monde ?, souligne un autre fait frappant : sur une vie, les hommes consacrent l’équivalent de 12 années de moins au care que les femmes. Douze ans de moins de présence, de relations, de contribution affective. On interprète cette différence comme une injustice faite aux femmes — et c’en est une. Mais on oublie d’y voir une privation pour les hommes.
Le care apporte ce que les discours sur la réussite ou la productivité ne donnent jamais :
un sentiment d’utilité immédiate,
une compétence relationnelle,
un ancrage communautaire,
une place dans la vie des autres.
Être exclu de ces expériences appauvrit les hommes socialement et émotionnellement. Quand on manque de care, on le compense souvent par autre chose : quête de statut, domination, fuite numérique, déconnexion émotionnelle ou colère. La non-implication des hommes dans le care n’est donc pas seulement un problème pour les femmes. C’est aussi un manque structurel de relations épanouissantes pour les hommes eux-mêmes.
La brutalisation du monde
Le contexte politique et social rend cette question urgente. Nous traversons une période où la vulnérabilité est de plus en plus dévalorisée. Le trumpisme en est l’expression la plus visible : glorification de la force, mépris de la compassion, rejet de toute émotion perçue comme faiblesse.
On retrouve cette brutalisation dans les débats français : les personnes âgées, les personnes en situation de handicap ou les enfants vulnérables deviennent des « coûts » plutôt que des sujets de solidarité.
Tout cela nourrit la crise masculine. Comme l’explique Reeves, quand les hommes n’ont pas de modèles réels, ils se tournent vers des modèles en ligne agressifs. Là où le care développe empathie, patience, écoute, coopération, les discours masculinistes valorisent la force brute et le rejet de la fragilité.
Et si l’enjeu de notre époque n’était pas tant de « réparer les hommes » que de leur offrir un travail qui répare le monde ?
Masculinisons le care !
On pourrait penser que masculiniser les métiers féminisés reviendrait à introduire plus d’hommes là où les femmes manquent déjà de reconnaissance. On explique leur faible attirance pour ces emplois par leur faible valorisation. Mais il faudrait voir autre chose : généralement, la présence masculine a souvent pour effet d’augmenter le prestige des métiers (comme cela s’est produit dans les métiers de l’informatique, autrefois féminisés et relativement peu valorisés). Il y a souvent un « ascenseur de verre ».
Plus d’hommes dans le care, c’est donc :
plus de reconnaissance pour ces métiers ;
plus de pouvoir de négociation ;
plus de modèles masculins caring ;
plus d’égalité (un meilleur partage du care) ;
plus de cohésion sociale.
Il s’agit d’élever collectivement ces métiers essentiels, dont dépend littéralement la santé d’une société vieillissante.
Comme le dit Reeves, c’est offline que l’on vaincra la toxicité du monde online. Avec des pères, des oncles, des enseignants, des entraîneurs, des voisins, qui incarnent ce que signifie être un homme. Des hommes qui écoutent, qui prennent soin, qui accompagnent, qui enseignent.
Ces hommes existent — mais ils sont trop peu visibles, trop peu nombreux, trop peu valorisés.
La crise masculine est réelle. Les pénuries dans le care aussi. Et ces deux phénomènes sont liés. Masculiniser le care, c’est renforcer ce qui fait tenir une société : la capacité à prendre soin.
🎤 Si vous souhaitez inviter Laetitia à intervenir sur la place du care dans le futur du travail et les différences genrées au travail, contactez-nous par email : conferences [a] cadrenoir.eu
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