Le double standard du vieillissement : toujours d'actualité
Nouveau Départ, Nouveau Travail #35 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Il y a plus de cinquante ans, en 1972, l'écrivaine américaine Susan Sontag publiait un essai révolutionnaire intitulé The Double Standard of Aging. Elle y dénonçait l'injustice flagrante avec laquelle la société juge le vieillissement des femmes par rapport à celui des hommes. Tandis que les hommes sont supposés gagner en autorité, en crédibilité ou même en charme en vieillissant, les femmes, elles, sont souvent perçues comme « déclinantes », mises à l'écart des rôles valorisés, invisibilisées.
Plus d'un demi-siècle plus tard, en 2025, ce double standard n'a presque rien perdu de sa pertinence. Pire : il continue de façonner les trajectoires professionnelles et sociales des femmes françaises, particulièrement celles de 45 à 65 ans, période charnière où cette asymétrie devient particulièrement cruelle.
Le 12 juin, nous avons publié avec la Fondation des femmes (en partenariat avec Vives Média) « Le coût de la séniorité des femmes », une note inédite qui éclaire ce terrible angle mort de notre société : l'invisibilisation des femmes de 45 à 65 ans. Entre carrières enlisées, précarité croissante et santé négligée, cette étude dévoile les mécanismes qui transforment la mi-vie en piège économique et social pour des millions de femmes.
Une invisibilisation progressive qui commence dès 45 ans
Dans le monde professionnel français, l'analyse des trajectoires révèle une réalité saisissante : contrairement aux hommes pour qui la qualification s'accroît avec l'âge, les femmes connaissent une stagnation, voire une régression de leur carrière à partir de la mi-vie. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. À 40 ans, les hommes gagnent en moyenne 20% de plus que le salaire moyen national, contre seulement le salaire moyen pour les femmes du même âge. En fin de carrière, l'écart se creuse davantage.
👉 Lire la note de la Fondation des femmes
Cette différence illustre parfaitement le double standard dénoncé par Sontag : pendant que les hommes seniors voient leur expérience valorisée et leurs responsabilités croître, les femmes du même âge disparaissent progressivement des radars. La bascule précoce de la « séniorité » (dès 45 ans en entreprise) s'accompagne d'une série de mécanismes d'exclusion qui révèlent la persistance du double standard.
Un plafond de verre qui se renforce avec l'âge
Le phénomène le plus révélateur de cette asymétrie genrée du vieillissement réside dans l'évolution des responsabilités. Selon les données du Défenseur des droits, alors que les hommes seniors sont plus souvent cadres et moins souvent non qualifiés que leurs cadets, les femmes seniores occupent quant à elles des postes moins qualifiés que leurs cadettes. L'écart salarial s'accentue également avec l'âge pour atteindre 29,4% chez les plus de 55 ans, contre 23,8% en moyenne.
Cette réalité s'explique en partie par la mobilité interne plus restreinte des femmes seniores : seulement 12% déclarent avoir bénéficié d'une promotion dans les cinq dernières années contre 19% des hommes de la même tranche d'âge. Tout se passe comme si les femmes « disparaissent » au fur et à mesure que l'on monte dans la hiérarchie des organisations, alors même que leur expérience peut être à son apogée.
Une surreprésentation dans la précarité
Le double standard du vieillissement se traduit également par une vulnérabilité économique accrue. Les femmes de 45 à 65 ans sont surreprésentées parmi les personnes « ni en emploi, ni en retraite » (NER). À 55 ans, 22% sont dans cette situation contre 17% des hommes. L'écart se creuse avec l'âge : à 62 ans, elles sont presque deux fois plus nombreuses que les hommes à être NER (11% contre 6%).
Cette zone grise du marché du travail révèle une forme particulière d'invisibilisation : trop âgées pour retrouver facilement un emploi, parfois usées physiquement ou psychiquement, mais trop jeunes pour bénéficier de la retraite, ces femmes se retrouvent dans une situation de précarité que les réformes successives des retraites n'ont fait qu'aggraver. Entre 2014 et 2021, la part des personnes âgées de 55 à 69 ans ni en emploi ni à la retraite est passée de 14% à 16%, touchant majoritairement les femmes.
L'invisibilité médiatique : reflet d'un déni social
L'invisibilisation des femmes vieillissantes ne se limite pas au monde professionnel. Elle se reflète cruellement dans l'espace médiatique, comme le révèle le Baromètre du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Les femmes de plus de 50 ans ne représentent que 18% des personnes visibles dans les médias, alors qu'elles constituent 41% de la population active. À l'inverse, les femmes de 20 à 34 ans sont sur-représentées à l'écran : elles constituent 36% des personnes visibles, alors qu'elles ne représentent que 17% de la population active.
Cette distorsion de la représentation contribue à renforcer l'idée qu'au-delà d'un certain âge, les femmes deviennent socialement et professionnellement invisibles. En ne montrant que rarement des femmes expérimentées dans des rôles de leadership ou dans des récits valorisants, les médias privent les plus jeunes de modèles ascendants et renforcent les stéréotypes âgistes.
Des discriminations qui s’accumulent
Le retour à l'emploi illustre particulièrement bien la persistance du double standard. Selon l'association Force Femmes, 68% des cabinets de recrutement considèrent l'âge comme un facteur potentiellement discriminant, et 47% avouent qu'il est difficile de « placer » une femme de plus de 45 ans. Les femmes seniors subissent ainsi une double discrimination – sexisme et âgisme – qui les pénalise davantage que leurs homologues masculins : 16,9% des femmes ont subi une discrimination liée à l'âge contre 13,8% des hommes.
L'apparence physique constitue un facteur particulièrement discriminant, cité comme frein à l'embauche des femmes seniors par 78% des cabinets de recrutement. Cette préoccupation esthétique, bien moins présente pour les hommes du même âge, révèle la permanence d'un regard social qui évalue les femmes avant tout sur leur capacité à correspondre à des canons âgistes de la beauté.
Un coût économique et social considérable
Cette invisibilisation progressive des femmes de la mi-vie représente un immense gâchis de compétences et d'expériences. Peu observées, sous-employées, dévalorisées, écartées des circuits de décision, ces femmes incarnent autant de richesse non créée, de PIB jamais réalisé, de transmission empêchée au sein des organisations.
Les conséquences se répercutent jusqu'à la retraite, où les inégalités accumulées deviennent particulièrement visibles. En 2022, la pension brute moyenne de droit direct des femmes retraitées s'élevait à 1 268 euros par mois, contre 2 050 euros pour les hommes – un écart de 38%. Parmi les personnes âgées vivant sous le seuil de pauvreté en France, 70% sont des femmes, et une femme de plus de 75 ans sur six vit sous le seuil de pauvreté.
Vers une prise de conscience nécessaire
Heureusement, des initiatives émergent pour contrer cette tendance. La Charte 50+, lancée en 2022 et comptant désormais 306 entreprises signataires, s'engage autour de dix actions concrètes contre les stéréotypes liés à l'âge. Bien que les premiers indicateurs montrent que des efforts restent à fournir – les plus de 50 ans ne représentent que 13% des recrutements dans ces entreprises –, cette initiative marque un début de prise de conscience.
Pour les femmes seniores, il s'agit de reconquérir cette visibilité confisquée et de faire valoir la richesse de leur expérience. Comment les femmes de 30 ou 40 ans peuvent-elles se projeter dans l'avenir si elles ne voient aucun modèle féminin plus âgé ? Sans figures inspirantes, sans mentors, la peur de vieillir s'installe.
En finir avec l'invisibilité
Cinquante-trois ans après l'essai visionnaire de Susan Sontag, le double standard du vieillissement demeure une réalité criante dans la société française. Les chiffres sont implacables : les femmes de 45 à 65 ans subissent une invisibilisation progressive qui les pénalise économiquement, professionnellement et socialement.
Il faudrait une prise de conscience collective. Il s'agit de reconnaître que l'expérience et la maturité constituent des atouts, quel que soit le genre de la personne qui les porte. L'invisibilité n'est pas une fatalité : elle est un choix social que nous pouvons décider de ne plus accepter.
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Laetitia thanks for writing this article. As a “senior” and a mother of 3 teenage daughters at 56, I can totally relate to everything you wrote. Let’s keep up the efforts to change this situation.