✍️ Nouveau Départ, Nouveaux Défis explore les transformations qui redessinent les équilibres économiques, stratégiques et géopolitiques. Face à des bouleversements sans précédent – transition numérique, énergétique, démographique et tensions géopolitiques – cette série d’articles propose un regard sur les défis d’aujourd’hui et de demain. Entre analyse des tendances globales et réflexion sur leurs impacts locaux, Nouveau Départ, Nouveaux Défis aide à comprendre les enjeux pour anticiper les ruptures et saisir les opportunités.
Le monde a longtemps été divisé en deux catégories du point de vue du développement économique : d'un côté, les économies avancées avec leur fort pouvoir d'achat, leurs institutions solides, l'état de droit, leurs entreprises à haute valeur ajoutée, leurs économies majoritairement urbaines et (hélas) leur démographie déclinante ; de l'autre, les pays “en voie de développement” – un regroupement hétérogène englobant des nations à croissance rapide, des économies en difficulté minées par la guerre et la pauvreté, et les pays à revenu intermédiaire situés quelque part entre la sortie de la pauvreté et le stade le plus avancé du développement.
L’Europe, longtemps l’économie la plus avancée
Nous, Européens, nous sommes traditionnellement identifiés au monde avancé, pour des raisons historiques évidentes. Si la supériorité de l'Europe d'avant le XVIIe siècle sur des régions comme la Chine ou le monde arabe reste discutable, à partir du XVIIIe siècle, l'Europe s'est indéniablement positionnée à la frontière économique. La Grande-Bretagne a donné naissance à la Révolution industrielle près de Manchester ; les nations européennes ont été pionnières dans le déploiement à grande échelle des chemins de fer ; le système académique supérieur de l'Allemagne l'a amenée à dominer la production d'acier et l’industrie automobile naissante du début du XXe siècle. Même après les ravages de deux guerres mondiales, les pays d'Europe occidentale sont restés parmi les économies les plus avancées au monde, ayant donné naissance à certains des plus puissants constructeurs automobiles aux côtés des États-Unis et du Japon. Aujourd'hui encore, l'Europe continue de bénéficier des dividendes de ces extraordinaires vagues de développement connues pendant plusieurs siècles.
Cependant, durant cette période, une autre économie avancée non européenne a émergé et finalement dépassé l'Europe : les États-Unis. Au XVIIIe siècle, les États-Unis n'étaient guère plus qu'un arrière-pays difficile à viabiliser, avec une économie agraire dépendante de l'esclavage. Sa transformation a commencé au XIXe siècle, lorsqu’une première génération d’industriels américains ont reproduit les processus industriels européens en Amérique, réalisant des économies d'échelle spectaculaires grâce à l'abondance d'espace, de ressources et de main-d'œuvre.
Ce développement a été accéléré par le fait que les États-Unis, à l’époque, se considéraient explicitement comme une économie en développement et protégeaient leurs industries naissantes par des tarifs douaniers – une politique incarnée par le président William McKinley (1897-1901) et récemment célébrée par Trump. L’industrialisation américaine s'est d'abord concentrée dans le Nord, le Sud étant dominé par une agriculture fondée sur l'esclavage qui laissait peu de place aux entreprises industrielles. Ce n'est qu'après l'abolition définitive de l'esclavage en 1865 que l'industrialisation nationale a commencé, même si le Nord du pays a depuis conservé son avantage de précurseur sur le front industriel.
En quelques décennies, ce développement rapide, alimenté par la fin de l'esclavage, l'immigration massive et des barrières commerciales protectrices, a permis aux États-Unis de rattraper la puissance industrielle européenne. Pendant l'âge de l'acier et de l’industrie lourde (pour reprendre les catégories de l’économiste Carlota Perez), Pittsburgh, en Pennsylvanie, a finalement dépassé la région de la Ruhr allemande. Dans l'ère suivante de l'automobile et de la production de masse, les États-Unis ont pris une avance précoce et développé les plus puissants constructeurs automobiles du monde. Avec l'impact supplémentaire de deux guerres mondiales, à la fin du XXe siècle, les États-Unis menaient clairement la course au développement économique, les pays européens et le Japon suivant de près (bénéficiant tous deux de la protection américaine dans le cadre des institutions d'après-guerre).
Le décrochage européen dans l'économie numérique
Aujourd'hui, cependant, l'écart entre les pays européens et les États-Unis en termes de PIB par habitant ne cesse de se creuser. Si l'Europe maintient des institutions solides et une épargne des ménages élevée avec une démographie comparable (les États-Unis ayant un léger avantage grâce à l'immigration, que Trump restreint maintenant par des expulsions massives), un indicateur crucial devrait nous alarmer : l'absence en Europe d'entreprises dominantes dans l'actuel âge de l'informatique et des réseaux, autrement appelée l’économie numérique.
La comparaison des capitalisations boursières des entreprises numériques des deux côtés de l'Atlantique n'est pas simplement humiliante, mais représente une rupture nette avec le paradigme fordiste précédent. Pendant l'âge de l'automobile, la France et l'Allemagne étaient certes en retrait par rapport aux États-Unis, mais elles avaient néanmoins donné naissance à leurs propres constructeurs automobiles créant des emplois de qualité, accumulant un précieux savoir-faire et servant de moteurs d'exportation. Dans l'économie numérique d'aujourd'hui, en revanche, les nations européennes accusent un retard considérable par rapport aux États-Unis et, surtout, manquent de champions contemporains équivalents. Alors que l'Amérique a donné naissance à Microsoft, Google, Meta, Amazon et de nombreux autres géants numériques valorisés à des centaines de milliards et opérant à l'échelle mondiale, l'Europe, elle, n’a vu naître que... SAP, Spotify et Revolut ?
Pourquoi cette disparité importe-t-elle ? Après tout, les entreprises numériques américaines créent des emplois européens, investissent, paient (parfois) des impôts, et chaque emploi hautement qualifié génère plusieurs emplois peu qualifiés dans les services de proximité. Quels avantages reviennent aux États-Unis qui manquent à l'Europe parce que ces entreprises sont américaines plutôt qu'européennes ?
Une grande entreprise fonctionne comme une machine qui crée de la valeur et la convertit en richesse. La création de valeur combine capital, travail et connaissance pour générer des biens et services valant plus que leurs intrants. La conversion de la valeur en richesse se produit par les salaires, les prix réduits pour les clients et les dividendes aux actionnaires – l'équilibre entre les trois étant déterminé par les caractéristiques de la filière et les institutions (plus la fiscalité). Et c’est là que le bât blesse : une part significative de la valeur créée en Europe par les entreprises numériques américaines est réalisée aux États-Unis plutôt qu’en Europe.
De plus, il existe des effets de second ordre liés aux rendements croissants d’échelle, caractéristiques du capitalisme : à mesure que les entreprises grandissent, elles accumulent des connaissances, développent des solutions innovantes et accèdent à de nouveaux marchés de plus en plus rémunérateurs. Autrement dit, une grande partie de la valeur créée grâce aux activités des entreprises numériques américaines en Europe sert à financer leur expansion future et des bénéfices de plus en plus élevés, qui in fine bénéficient aux intérêts américains plutôt qu'européens.
Vers un changement de paradigme : reconnaître notre statut d'économie en développement
Sans entreprises numériques dominantes d'origine locale, les pays européens peuvent-ils encore être considérés comme des économies avancées ? C'est une question complexe. Nous conservons certaines caractéristiques des économies les plus avancées, mais nous échouons dans cette dimension critique : préparer la relève de notre développement continental en faisant grandir ici et maintenant des entreprises dominantes dans l’économie numérique. Imaginez la France du XXe siècle sans Renault, Peugeot et Citroën – elle serait substantiellement plus pauvre ! Or c'est à peu près le point où en est aujourd’hui l’Europe dans l’économie numérique…
Notre réticence à reconnaître cette réalité s’explique par des barrières mentales. Pour les Européens, admettre que leur économie n’est plus si avancée que cela est embarrassant. Pourtant, cela représente notre défi le plus pressant : changer notre perception de nous-mêmes, reconnaître notre statut “dégradé” et embrasser notre condition nouvelle d'économie en développement. Cette transformation culturelle et mentale est aussi vitale que la transformation économique et institutionnelle. Elle est aussi urgente, car ce n'est qu'en nous considérant comme en développement plutôt que développés que nous pourrons adopter les stratégies appropriées.
En effet, ce qui fonctionne pour le leader positionné à la frontière (actuellement les États-Unis) ne fonctionne pas pour les nations qui font la course loin derrière et tentent de rattraper leur retard. C’est un peu comme en Formule 1 : tandis que McLaren, Ferrari et Red Bull se disputent le championnat, des équipes comme Aston Martin, Williams, Alpine et Haas se battent pour dominer le milieu de tableau, avec des enjeux tout aussi importants mais des approches fondamentalement différentes.
Changer de paradigme
Pour l’Europe, la première étape cruciale consiste à évaluer précisément sa position et à sélectionner la stratégie appropriée pour progresser et potentiellement rejoindre la catégorie de tête. Commencer avec une hypothèse erronée (croire qu'on fait déjà la course en tête) conduit à des approches contre-productives. C'est la situation actuelle de l'Europe dans l'économie numérique.
Sommes-nous prêts à effectuer ce changement mental et à reconnaître que l'Europe contemporaine pourrait davantage apprendre de l'Asie du Sud-Est du XXe siècle que des États-Unis du XXIe siècle ? Que la France pourrait tirer plus d'enseignements de la Corée du Sud sous Park Chung Hee que de l'Amérique sous Donald Trump ? L'heure de ce changement de paradigme est arrivée !
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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Cher Nicolas
Ta mise en perspective est simplement effrayante !(industrie vs numérique) …nous sommes ‘pillés’ de nos talents pour être encore mieux dominés.
Xavier Niel pourra t il, seul, nous sauver ? Accompagnés de quelques précurseurs comme Octave Klaba d’OVH ?!?
La référence à la Core du Sud est édifiante !
Une régime à la poigne de fer qui sacrifie temporairement son peuple (l’art militaire par excellence) est une source de real politique si loin de nos standards d’aujourd’hui ..qu’elle est l’autre voie ?!
Merci ta pertinence, toujours et encore, légendaire :-)
Belle journée !
JH.