L'IA, nouveau souffle pour les syndicats ?
Nouveau Départ, Nouveau Travail #28 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
La dernière grande mobilisation syndicale en France reste celle liée à la réforme des retraites. Pendant plusieurs mois, des millions de personnes sont descendues dans la rue, exprimant massivement leur opposition. Le mouvement a entraîné un sursaut d’adhésions syndicales, laissant entrevoir un possible regain. Mais depuis, la dynamique semble retombée, comme si la parenthèse contestataire s’était refermée sans avoir durablement inversé la tendance de long terme : un affaiblissement inexorable de l’activité syndicale.
Pourtant, dans ce contexte d’incertitude, jamais les bouleversements du monde du travail n’ont été aussi rapides et profonds. L’irruption des IA génératives dans nos vies professionnelles rebat les cartes à grande vitesse, transformant les métiers, les compétences, les hiérarchies — et exacerbant les inégalités. Face à ces mutations, on aurait plus que jamais besoin d'une négociation collective forte, capable de défendre les travailleurs, de redéfinir les protections sociales, et d'accompagner les transitions.
Et si, ironie de l’histoire, cette même IA qui suscite tant d’inquiétudes devenait aussi l’alliée inattendue du mouvement syndical ? Et si elle offrait, par les sujets de mobilisation qu’elle engendre, mais aussi sa capacité à réorganiser l’information, analyser les données et amplifier les mobilisations, une chance unique de renouveler les formes d’action collective ?
L’IA pourra-t-elle rendre les syndicats plus forts ?
Le constat est sans appel : les entreprises ont pris une longueur d'avance technologique considérable. Il n’est pas rare de voir des systèmes de surveillance du lieu de travail sophistiqués mis en place pour suivre l’état d’esprit et les émotions des employés — avec une collecte des données souvent contestable du point de vue éthique et légal. Il n’est pas rare non plus de voir, notamment aux États-Unis, des systèmes conçus pour identifier les germes d’une activité syndicale et en empêcher le développement.
Face à cette surveillance algorithmique, certaines voix s’élèvent pour enjoindre les forces syndicales à « combattre le feu par le feu ». Les syndicats ne devraient-ils pas adopter eux-mêmes les technologies dont l’impact sur la qualité du travail (et sa valorisation) est tant redouté par les travailleurs, avant de se faire définitivement distancer ?
Les exemples de riposte syndicale existent déjà. Prenez le cas d'UPS, le géant américain de la livraison. L'entreprise avait installé des caméras de surveillance dans ses camions, officiellement pour « améliorer la sécurité ». Dans les faits, ces dispositifs exerçaient une pression insupportable sur des chauffeurs déjà épuisés, filmés en permanence dans des véhicules sans climatisation.
La réponse des Teamsters, leur syndicat, a été spectaculaire. Après une grève retentissante en 2023, ils ont obtenu un accord interdisant ces caméras de surveillance à l'intérieur des cabines. Désormais aucun employé ne pourra être sanctionné par l’employeur sur la seule base d'informations reçues du GPS, de télématique ou de tout système de surveillance qui mesure les mouvements des salariés.
Le rééquilibrage des forces passera aussi par l'analyse des données. Il est essentiel que les délégués syndicaux montent en compétence pour pour ne pas perdre en influence et en capacité d’analyse. Face à des services RH de plus en plus équipés, les syndicats devront pouvoir, par exemple, cartographier les cas de licenciements pour inaptitude, analyser les politiques de rémunération, les conditions de travail et transformer les obligations légales en leviers d'action.
Hollywood : exemple édifiant de négociation offensive à l’ère des IA
Lorsque les IA génératives ont menacé de remplacer acteurs et scénaristes, la riposte syndicale a été immédiate et stratégique. Les grèves historiques de SAG-AFTRA et WGA (Writers Guild of America) en 2023 ont abouti à des accords historiques.
En 2023, le syndicat des acteurs américains (SAG-AFTRA) a négocié un accord avec les studios pour encadrer l'utilisation de l'IA dans le cinéma, la télévision et le streaming. L'objectif était d'empêcher les producteurs d'utiliser des copies numériques d'acteurs sans leur consentement ni rémunération. Désormais, pour créer une « réplique numérique » (par exemple pour tourner une scène sans l'acteur), les studios doivent obtenir son accord écrit, préciser l'usage prévu et lui verser un salaire équivalent, ainsi que les droits à l'image habituels. L'accord interdit aussi la création de copies numériques pour d'autres productions sans nouvel accord. Enfin, les acteurs ont obtenu que tout recours à des « interprètes de synthèse » créés par l’IA fasse l'objet d'une négociation avec le syndicat. Cet accord protège ainsi leur image et leur voix contre une exploitation non encadrée par l'IA.
Quant aux scénaristes (WGA), ils ont obtenu un accord avec les studios pour encadrer l'usage de l'IA dans l'écriture de films, de séries et de contenus pour les plateformes. Les textes produits par une IA ne pourront pas être considérés comme du « matériel littéraire » au sens des contrats WGA, donc ne remplaceront pas le travail des scénaristes humains. Même si un·e scénariste utilise du contenu généré par une IA, il ou elle conserve ses droits et sa rémunération. Les studios ne pourront pas non plus l'obliger à utiliser une IA. L'accord prévoit aussi que les studios rencontrent le syndicat deux fois par an pour discuter de l'usage actuel et futur de l'IA, sous confidentialité, ce qui permet aux scénaristes de garder une influence sur ces évolutions. Cet accord montre comment des travailleurs peuvent poser des limites claires à l'introduction de l'IA dans leur métier.
Hollywood a inspiré d’autres actions syndicales
Après avoir négocié des protections contre l'usage abusif de l'IA, les syndicats développent désormais des stratégies « proactives ». L'exemple de ZeniMax, filiale de Microsoft spécialisée dans les jeux vidéo, est révélateur. Représentés par le syndicat CWA, les travailleurs ont obtenu un accord qui engage ZeniMax à fournir un préavis avant toute mise en œuvre d'IA et à garantir que son utilisation améliore la productivité et la satisfaction sans nuire aux emplois. Cette approche de « négociation proactive » permet aux syndicats d'encadrer l'usage de l'IA avant même son déploiement, plutôt que d’en subir les conséquences. De leur côté, l'AFL-CIO et Microsoft ont créé une plateforme pour intégrer l'avis des travailleurs dans la conception de l'IA et ouvrir un dialogue sur les politiques publiques.
Mais la négociation reste un combat de tous les jours. En avril 2025, alors qu’ils négociaient depuis près de deux ans leur premier contrat, les testeurs qualité de ZeniMax Media (réunis au sein de ZeniMax Workers United-CWA) ont voté massivement l'autorisation d'une grève nationale. Ils dénoncent de faibles salaires, des conditions de travail dégradées, la faiblesse du télétravail, et surtout le recours à la sous-traitance sans consultation syndicale, ce qui a entraîné le dépôt d'une plainte pour pratique déloyale de travail contre Microsoft.
En Europe aussi, le mouvement s'amorce. Comme on peut le lire dans HesaMag (une publication du European Trade Union Institute), le Comité syndical européen de l'éducation (ETUCE) mène une étude sur l'impact de l'IA sur les conditions de travail dans l'enseignement supérieur et a élaboré un cadre d’évaluation des risques. D’autres fédérations produisent des analyses approfondies sur les effets de l'IA dans leurs secteurs. Partout, une partie croissante de l’activité syndicale consiste à anticiper les transformations du travail induites par l’IA pour mieux protéger les travailleurs.
La révolution du service aux adhérents
Finalement, la révolution numérique ramène les syndicats à leur mission première : proposer un service personnalisé aux adhérents. Je me suis entretenue avec Michelle Foiret, présidente de la fédération INOVA de la CFE-CGC, qui représente notamment les secteurs de la restauration collective et de l'hôtellerie-restauration. Elle confirme que la majorité des adhérents sollicitent avant tout des conseils personnalisés concernant leur contrat de travail, la résolution de conflits professionnels ou la gestion de leurs droits sociaux. Dans ce contexte, l'individualisation des parcours devient un enjeu stratégique, et l'IA pourrait profondément transformer cette relation en permettant un accompagnement sur mesure à plus grande échelle.
Plusieurs applications concrètes émergent déjà, comme l’accompagnement à la retraite pour les carrières hachées ou internationales, la portabilité des droits sociaux, le soutien à la reconversion professionnelle. Ces services répondent directement au défi central de la fidélisation des adhérents, dont les attentes évoluent. En offrant une valeur ajoutée immédiate et tangible, l'IA pourrait non seulement stabiliser les effectifs syndicaux, mais aussi attirer de nouveaux adhérents, notamment parmi les jeunes, particulièrement sensibles à des services personnalisés et efficaces.
L'intégration d'outils d'IA générative, comme ChatGPT, pourrait encore amplifier ce mouvement en accroissant l'autonomie des délégués syndicaux sur le terrain, notamment pour la rédaction de courriers, d'argumentaires ou de communications ciblées. Cette capacité à démultiplier l'action syndicale serait particulièrement précieuse pour les petites structures, où les ressources humaines sont souvent limitées.
Conclusion
L'IA peut-elle donner un second souffle aux syndicats ? Difficile de l’affirmer avec certitude. Mais une chose est sûre : face à cette révolution technologique, la négociation collective et l’action syndicale sont plus que jamais nécessaires ! Avec les IA, les syndicats peuvent étendre leur portée et leur pertinence. Dans une sorte de mise en abîme, les organisations syndicales qui utilisent les IA comprendront d’autant mieux les enjeux qui concernent la défense des travailleurs. Ne laissons pas les robots avoir le dernier mot ! Et pour ça, utilisons-les judicieusement.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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Super intéressant. Merci