✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Dans l'actualité américaine récente, un terme revient avec insistance : le sanewashing. En français, on pourrait le traduire par « rationalisation trompeuse », « normalisation de l'absurde », ou encore « habillage rationnel de l'irrationnel ». Ce phénomène mérite notre attention car il nous concerne tous, dans notre rapport à l'information comme dans nos environnements professionnels.
Paul Krugman, dans une newsletter intitulée « The Emperor's New Philosophy », dénonce ce phénomène à l'œuvre dans le traitement médiatique des politiques économiques de Donald Trump. De nombreux journalistes s'évertuent à présenter un ramassis d'hésitations, de stupidité et d’ignorance, de déclarations extravagantes et de va-et-vient sans cohérence (droit de douane, pas droit de douane...) comme un plan machiavélique parfaitement orchestré qui sait exactement où il va. Mais comme le souligne Krugman, ces tentatives de donner du sens à ce qui n’en a pas ressemblent davantage à « un lifting conçu pour flatter la vanité ignorante d'un vieil homme qu'à une politique économique telle que nous l'avons connue jusqu'à présent. »
La réalité est bien plus simple : Trump n'est pas un penseur out of the box, il ignore tout simplement l’existence même du cadre. Il ne connaît rien à l’économie, à la politique monétaire, aux finances publiques, ni même au commerce international. Il ne connaît rien à l’Histoire ni aux relations internationales. On ne peut pas penser out of the box quand on ne connaît pas les « boîtes » !
Le phénomène rappelle étrangement l'effet Dunning-Kruger, ce biais cognitif qui fait que les personnes les moins compétentes surestiment leurs capacités tandis que les plus compétentes ont tendance à les sous-estimer. Depuis deux mois, sans cesse, je pense à ce fait divers rocambolesque des braqueurs se croyant invisibles grâce à du jus de citron.
On ne compte plus les articles qui analysent la « politique » et le « leadership » de Trump comme s'il s'agissait des actions d'une personne informée et rationnelle. Or, de ses affirmations factuellement erronées sur l’Ukraine (ou le Canada) aux fantasmes sur des chèques de Sécurité sociale envoyés à des millions de morts (complètement faux), tout montre qu’on n’a pas affaire à une personne informée et rationnelle.
L'incompétent convaincu de sa compétence projette une confiance qui peut séduire (« avec moi, dès le premier jour, les prix à la consommation vont baisser »), tandis que l'expert conscient de la complexité des choses affiche une prudence qui peut être perçue comme de l'hésitation. Comme le disait Darwin, « l'ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance. »
Pourquoi sommes-nous si prompts à pratiquer le sanewashing ? Notre cerveau déteste le chaos. Face à l'absurde, on cherche instinctivement du sens, une structure, un plan. On préfère croire à une intelligence cachée (même machiavélique) plutôt qu'accepter l'absence de logique. On veut rationaliser l'irrationnel parce qu’on a l’illusion qu’on pourra ainsi mieux anticiper la suite.
Mais cette rationalisation fallacieuse ne nous rendra pas service. Il faudrait au contraire composer avec l'incertitude, affronter l'absurde, combattre l'arbitraire et remettre les narcissiques à leur place.
Les narcissiques au pouvoir, comme Donald Trump, transforment les institutions en reflets de leur propre ego, instaurant un régime où l’arbitraire règne et où la loyauté prime sur la compétence. Leur besoin constant d’admiration crée un phénomène de cour : les décisions ne sont plus guidées par la raison ou l’intérêt général, mais par la flatterie et l’obsession de l’image. Cette dynamique pervertit la gouvernance, favorise l’instabilité et mine la confiance dans les institutions, laissant derrière eux un monde imprévisible, dominé par l’émotion et le culte de la personnalité. C’est cela qu’il faut comprendre : l’enjeu n’est pas dans leurs déclarations absurdes et provocatrices, mais dans le pouvoir qu’ils exercent et le monde qu’ils façonnent, où la rationalité n’a plus sa place.
Certes, il existe des « profiteurs de chaos », des acteurs opportunistes qui tirent avantage de l'instabilité et du désordre. Mais être profiteur de chaos (comme être profiteur de guerre), ce n'est pas la même chose qu'en être la cause ou l'élément déclencheur. Confondre ceux qui profitent d'une situation et ceux qui la créent relève encore du sanewashing : on attribue à tort une intention, une organisation et une logique là où il n'y a souvent qu'une absence de structure exploitée a posteriori. Les architectes du chaos sont rarement ceux qui en récoltent systématiquement les fruits.
Les complotistes existent aussi bien à droite qu'à gauche. À droite, leurs théories sont souvent si ouvertement délirantes qu’elles se passent de commentaires : des élites reptiliennes à QAnon en passant par les fantasmes d’élections truquées, la surenchère est telle qu’elle frôle la parodie. À gauche, le complotisme semble plus rationnel : il repose sur l’idée que certains groupes de puissants œuvrent ensemble pour baisser leurs impôts, supprimer les réglementations qui entravent leurs profits, ou modeler le monde à leur avantage. Ces analyses partent de tendances réelles et d’objectifs « rationnels », mais elles échouent souvent à saisir un point essentiel : les complots sont rarement parfaits car ils se heurtent aux égos démesurés, au narcissisme des individus et à l’absurde. Coordonner l’action de plusieurs personnes est déjà difficile, ça l’est encore plus quand ces dernières sont égocentriques et mentalement fragiles. Des mauvaises intentions, des fiascos, des décisions inhumaines et des politiques désastreuses, il y en a à foison. Mais des complots de long terme, parfaitement huilés, impliquant de nombreuses personnes et fonctionnant sans accroc ? Pas beaucoup.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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Comme toujours, une analyse éclairante et argumentée qui remet un peu de sens dans le chaos ambiant. Merci :)
Incisif et out of the box. Merci pour la clairvoyance osée et affichée.