Télémédecine : un outil de résistance ?
Nouveau Départ, Nouveau Travail #61 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Il y a un peu plus de trois ans, la Cour suprême américaine mettait fin à l’arrêt Roe v. Wade. Ce tournant, rendu possible par la nomination de trois juges conservateurs sous le premier mandat de Trump, a ouvert la voie à des interdictions d’avortement dans les États les plus conservateurs, qui ont rapidement adopté des lois très strictes. D’autres États ont au contraire renforcé leurs protections. Trois ans après, on constante que malgré les interdictions, le nombre total d’avortements réalisés aux États-Unis a augmenté depuis 2022 (comme on peut le lire dans cet article récent du New York Times).
Cette hausse s’explique par deux dynamiques principales. D’une part, les voyages inter-États se sont intensifiés : dans des villes situées juste de l’autre côté des frontières, comme Carbondale dans l’Illinois, les cliniques enregistrent un afflux massif de patientes venues d’États où l’avortement est interdit. D’autre part, la télémédecine a explosé. Dans les États où l’avortement est totalement interdit, 99 % des interruptions de grossesse sont aujourd’hui réalisées via une consultation à distance et l’envoi de pilules abortives par la poste. Ce chiffre est sans précédent.
Avant 2022, seulement 5 % des avortements aux États-Unis se faisaient via la télémédecine. Trois ans après l’arrêt Dobbs, cette proportion est devenue déterminante. Le numérique s’est imposé comme l’outil central de maintien de l’accès à l’avortement dans les zones les plus restrictives.
Un pays divisé, des batailles judiciaires incessantes
Les États conservateurs ont multiplié les interdictions et cherché à étendre leur pouvoir au-delà de leurs frontières : ainsi, le Texas permet désormais à n’importe quel citoyen de poursuivre en justice un médecin d’un autre État qui envoie des pilules abortives à une personne vivant au Texas. Une manière d’intimider les prestataires, même lorsqu’ils exercent dans des juridictions protégées.
En réaction, les États progressistes ont renforcé les « lois-boucliers ». Ces textes protègent juridiquement les médecins contre les poursuites émanant d’États conservateurs. Ils interdisent aux autorités locales de coopérer avec des demandes d’extradition ou de communication de données. La Californie est allée encore plus loin : elle autorise désormais l’envoi de pilules abortives sans mention du nom de la patiente, du médecin ou du pharmacien. L’objectif est d’empêcher toute traçabilité permettant de cibler un professionnel de santé.
En somme, les frontières ne coïncident plus avec les pratiques. Les pratiques médicales se déplacent, changent de forme et s’adaptent. La télémédecine permet aux soins de circuler malgré les restrictions territoriales.
La créativité au service de la résistance
Le NYT rapporte les propos de chercheurs et de juristes qui décrivent une « créativité » nouvelle dans les réseaux de soins. La télémédecine n’est pas seulement un outil pratique : elle devient une stratégie collective face à des lois répressives. Des médecins de Californie, du Massachusetts, du Colorado ou de Washington expliquent qu’ils continueront à prescrire et à envoyer des pilules abortives aux patientes vivant dans des États où l’avortement est interdit. Ils s’appuient pour cela sur les lois de leurs propres États, mais aussi sur des technologies qui permettent d’assurer discrétion et sécurité.
Pour les femmes, cette adaptation garantit un accès vital à un soin essentiel, dans un contexte de vulnérabilité. Les interdictions rendent les parcours plus complexes, plus anxiogènes, parfois plus longs — mais elles ne suppriment pas la demande. Les femmes continueront à avoir besoin d’avortements et continueront à en obtenir. Simplement, c’est plus compliqué, plus cher et parfois plus dangereux (quand il n’y a pas d’accès aux soins en cas de problème).
En l’occurrence, le recours massif à la télémédecine révèle aussi notre capacité à contourner les obstacles dans un environnement hostile. Une lueur de réconfort dans un contexte de backlash et de menaces.
Contourner le backlash
Le climat politique actuel, aux États-Unis comme ailleurs, banalise les violences sexuelles, discrédite celles qui les dénoncent et remet en cause des acquis pourtant anciens en matière de santé reproductive, de droit du travail ou de sécurité. Les attaques contre l’avortement s’accompagnent souvent d’un discours plus large contre la contraception, la santé menstruelle ou les droits des personnes LGBTQ+.
Le fait que l’accès à l’avortement se reconfigure aujourd’hui autour de la télémédecine et des réseaux numériques montre que la résistance s’organise à travers d’autres voies que le système politique classique. Quand les institutions se ferment, d’autres canaux s’ouvrent. Les pratiques se déterritorialisent. Quand les États veulent imposer un contrôle strict, on cherche (et souvent on trouve) des solutions pour échapper à ce contrôle.
Partout, l’extrême-droite voudrait fermer les frontières. Mais cette fermeture n’est pas facile à appliquer strictement dans un monde numérique. Les flux immatériels — données médicales, consultations à distance, envois postaux anonymisés — permettent de contourner les barrières politiques.
La leçon de tout ça ?
La télémédecine permet d’assurer un accès minimal aux soins, même dans les environnements les plus hostiles. Mais elle n’est pas une solution miracle : elle nécessite des protections juridiques, des investissements, un engagement des États qui souhaitent garantir l’accès à l’avortement.
Mais c’est important de le rappeler, les outils numériques peuvent encore, parfois, servir de refuge lorsque les droits reculent. Ils offrent des marges d’action aux individus, en particulier aux femmes, là où les institutions cherchent à les restreindre. Dans un contexte de backlash généralisé, c’est un espace où s’invente une nouvelle forme de résistance, discrète mais efficace.
🎤 Si vous souhaitez inviter Laetitia à intervenir sur l’avenir du travail, le télétravail, le travail hybride et les défis et opportunités qu’ils présentent pour la diversité et l’inclusion, contactez-nous par email : conferences [a] cadrenoir.eu
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Super intéressant, merci.
Un grand merci Laetitia pour cette info sur la résistance des femmes à la suppression de droits fondamentaux. Je ne savais pas ! et ça me fait plaisir de penser que pour une fois les évolutions technologiques ne sont pas QUE un désastre
J'en profite pour te souhaiter une bonne fin d'année et de joyeuses fêtes.
Claire