Transparence salariale : pas la panacée, mais une révolution quand même
Nouveau Départ, Nouveau Travail #51 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
En mars 2023, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont adopté une directive sur la transparence salariale. Elle devra être transposée en droit français d’ici le 7 juin 2026. Sur le papier, il s’agit d’un chantier technique : renforcer l’égalité professionnelle et réduire les écarts de rémunération. Mais dans les faits, beaucoup y voient une « révolution culturelle » tant la question du salaire est sensible en France.
Car le salaire, c’est à la fois un sujet intime, un marqueur social, une source de fierté… et de malaise. Dans de nombreuses entreprises, en parler ouvertement reste tabou. On chuchote parfois sur ce que gagne tel collègue, mais on évite de poser la question de peur de froisser, de créer des tensions, ou de briser le fragile équilibre des relations de travail.
Alors, que peut réellement changer cette directive ? Pas tout car elle ne suffit pas à corriger les inégalités. Mais elle va introduire des obligations nouvelles qui vont rebattre les cartes.
Certes, la transparence ne suffira pas à résoudre l’essentiel des inégalités
Les écarts de rémunération entre hommes et femmes ne s’expliquent pas seulement par un manque de transparence.
Trois causes structurelles expliquent la majorité des écarts :
Le travail gratuit des femmes : une grande partie des inégalités vient du fait que les femmes assument encore l’essentiel du travail domestique et de l’aidance (enfants, personnes âgées, proches malades). Ce travail, invisible et non rémunéré, limite leur disponibilité pour des emplois à temps plein, freine leur progression professionnelle et pèse sur leur trajectoire salariale.
La faible valorisation des métiers féminisés : les métiers du soin, de l’éducation ou de l’accompagnement, où les femmes sont surreprésentées, restent structurellement sous-payés. Infirmières, aides-soignantes, assistantes maternelles, enseignantes : autant de professions essentielles à la société, mais peu valorisées financièrement. La transparence ne change rien à ce problème de fond.
Le temps partiel et l’accès aux postes de pouvoir : en France, 78 % des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes. Or, les carrières à temps partiel ouvrent moins d’opportunités d’avancement et d’accès aux postes à responsabilités. Le fameux « plafond de verre » ne se fissure pas grâce à la transparence seule.
Un exemple parlant : l’Éducation nationale. Dans ce secteur, les grilles de rémunérations sont publiques, affichées noir sur blanc, connues de tous. Pourtant, les enseignantes gagnent en moyenne 14 % de moins que leurs collègues masculins. Pourquoi ? Parce qu’elles sont plus nombreuses à être contractuelles, à temps partiel ou à enseigner dans le primaire, des postes moins rémunérateurs.
En somme, la transparence salariale permet de réduire les écarts « à travail égal », mais elle ne traite pas les causes profondes de l’inégalité. C’est un outil nécessaire, mais loin d’être suffisant.
Mais, la directive marque une vraie révolution
Ceci dit, il ne faudrait pas minimiser son importance. Dans un pays où parler de salaire reste si difficile, l’arrivée de cette directive est un séisme qui pourrait changer beaucoup de choses.
Trois raisons expliquent pourquoi cette directive est une petite révolution :
Elle met fin à l’ancrage des discriminations passées. Beaucoup de recruteurs demandent encore aux candidats : « Quel était votre dernier salaire ? ». Derrière cette question, il y a une mécanique bien connue des psychologues : le biais d’ancrage. La première information donnée sert de référence et influence la suite des négociations. Une mauvaise paie un jour… peut donc tirer longtemps vos rémunérations à la baisse. Les femmes, victimes de discriminations antérieures, traînent souvent ce handicap comme un boulet. La directive interdit désormais cette pratique. Les employeurs devront fixer la rémunération en fonction du poste, pas du passé salarial. Ils ne pourront plus poser cette question aux candidats.
Elle oblige les entreprises à plus de cohérence. Aujourd’hui, dans de nombreuses organisations, la politique salariale est tout sauf transparente. On pourrait parler de « jungle », où les salaires varient au gré des négociations individuelles, des coups de cœur des managers ou des pressions du marché. Certaines entreprises pratiquent ce que l’on pourrait appeler un yield management salarial. (Dans le transport aérien, le yield management consiste à adapter les prix en permanence en fonction de la demande, de la saison ou du profil du client. Un passager assis à côté de vous dans l’avion a peut-être payé son billet deux fois plus cher… ou deux fois moins.) Transposé au monde du travail, le principe revient à rémunérer chaque salarié non pas selon des critères objectifs et stables (compétences, ancienneté, responsabilités), mais selon sa capacité individuelle à négocier, le moment de son embauche, ou la tension du marché sur son poste. Deux personnes qui exercent des fonctions comparables peuvent avoir des écarts de salaire considérables, uniquement parce que l’une a été recrutée en période de forte demande, ou parce que l’autre a moins osé négocier. En imposant plus de cohérence et en rendant visibles les écarts injustifiés, la directive réduit la marge de manœuvre des managers pour « gérer les salaires comme des prix ».
Elle introduit de nouvelles obligations très concrètes
Les salaires ou fourchettes devront être indiqués dans toutes les offres d’emploi. Fini les annonces floues où le salaire se négocie dans l’ombre.
Chaque salarié pourra demander le salaire moyen de son poste (primes incluses), ventilé par sexe. Cela ouvre la porte à une généralisation des grilles salariales.
Les entreprises de plus de 50 salariés devront publier des rapports réguliers sur les écarts de rémunération dès 2027 (tous les ans pour les grandes entreprises, tous les trois ans pour celles entre 100 et 250 salariés).
Enfin – et c’est peut-être le point le plus révolutionnaire – la charge de la preuve s’inverse en cas de litige. Jusqu’ici, c’était au salarié de prouver qu’il subissait une discrimination. Désormais, ce sera à l’employeur de démontrer qu’il respecte la loi.
Les entreprises ne sont pas prêtes
Certaines entreprises, comme Clinitex ou Lucca, ont déjà adopté volontairement la transparence salariale, et l’expérience montre que cela peut corriger des anomalies sans provoquer le chaos annoncé. Mais elles sont encore minoritaires.
En réalité, la plupart des entreprises françaises ne sont pas prêtes. Seuls 26 % des salariés estiment que leur entreprise communique suffisamment sur les salaires. Et côté dirigeants, les inquiétudes sont fortes :
62 % craignent une multiplication des questions salariales.
55 % redoutent des tensions internes, voire une perte de cohésion d’équipe.
Beaucoup d’organisations n’ont pas de politique salariale claire. Elles fonctionnent par ajustements au cas par cas, par héritage ou par opportunités. La directive les obligera à structurer leurs pratiques.
Un petit pas vers l’égalité
La transparence salariale n’est pas une baguette magique. Elle ne résoudra pas les inégalités structurelles liées à la répartition du travail domestique, à la faible valorisation des métiers du care ou à l’accès aux postes de pouvoir. Mais elle reste un levier puissant pour réduire les écarts non explicables par le poste, le métier ou le temps de travail. Elle va obliger les entreprises à se doter de règles claires et de politiques cohérentes. Et surtout, elle contribuera à lever le tabou du salaire, ce grand non-dit du travail en France. Ça ne règlera pas tout mais c’est déjà bon à prendre.
🎤 Si vous souhaitez inviter Laetitia à intervenir sur la transparence des rémunérations, les inégalités salariales ou l’avenir du travail en général, contactez-nous par email : conferences [a] cadrenoir.eu
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