✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Depuis des semaines, c'est devenu insupportable. Chaque matin apporte son lot de nouvelles alarmantes, d'outrances et de délires, à un rythme qui ne me laisse plus le temps de digérer. La fin de notre équilibre géopolitique, l'effritement de toute l'alliance occidentale, les inquiétudes grandissantes sur l'avenir de la démocratie... C'est une avalanche quotidienne qui m'étouffe. Et pourtant, me voilà devant mon ordinateur, tentant d'écrire un article Nouveau Départ, Nouveau Travail sur le management et le monde du travail, comme si de rien n'était. Ça paraît absurde.
Comment se concentrer sur des sujets qui semblent triviaux quand le monde tel que nous le connaissons semble s'effriter ? Philippe Silberzahn s’est posé exactement cette question sur LinkedIn quand il se demande s'il peut continuer à écrire sur l'innovation et le management alors que nous faisons face à des « menaces existentielles ».
Nous pensions que nous vivions dans un monde incertain? Nous n'avions encore rien vu.
Nous observons sous nos yeux le monde que nous avons connu s'effondrer. On parle même de "menace existentielle" pour l'Europe. Et pas seulement pour l'Europe.
Et mon dilemme est le suivant:
Je publie tous les jours sur cette plate-forme et mes sujets portent sur le management, l'innovation et la stratégie.
Mais puis-je continuer à écrire sur ces sujets étant donné la situation?
Par exemple, l'un de mes prochains posts évoque la difficulté qu'on eu les gens... à manger des tomates à partir du XVIe siècle. C'est un cas typique de résistance à l'innovation.
Mais ça me paraît bien futile quand on évoque désormais ouvertement un risque de guerre tous azimuts... Parler de résistance à la consommation de tomates alors que la guerre est à nos portes ? Sérieux ?
Des autocrates qui se partagent le gâteau
Le monde de 2025 ressemble aux années 1930. Des autocrates cherchent à se partager un gâteau dans une ère de « post-vérité » où la réalité devient malléable au gré des intérêts des puissants. D'un côté, un président russe qui rêve de reconstituer l'empire soviétique et brandit à tout va la menace nucléaire, de l'autre, un ancien président américain qui revient au pouvoir en promettant de “sauver” son pays, pour mieux piétiner les institutions démocratiques.
Dans ce contexte, le « scénario du pire » devient pensable. La fin de la démocratie libérale, l'effondrement de l'ordre international, la montée des régimes autoritaires, la normalisation de la violence politique, les massacres de certaines catégories de la population, la fin du droit à l’avortement, les arrestations arbitraires... Ce ne sont plus seulement des fantasmes de collapsologues mais des perspectives discutées sérieusement dans les plus hautes instances internationales. (Et elles rejoignent les autres arguments du collapse que sont le réchauffement climatique et les catastrophes naturelles alors qu’on n’en parle même plus.)
Et si le biais de normalité était notre allié ?
Le biais de normalité, cette tendance cognitive qui nous pousse à minimiser les menaces et à poursuivre nos activités habituelles même face à des dangers imminents, est souvent critiqué. On le voit comme une forme de déni, une faiblesse de l'esprit humain qui nous empêche de réagir adéquatement aux menaces.
Ce biais cognitif conduit les gens à nier ou minimiser les dangers qui surviennent. Il peut conduire à sous-estimer la probabilité d’une catastrophe et ses effets sur notre existence et à fermer les yeux sur sa possible destruction. Nous tombons, par exemple, dans le biais de normalité tous les jours face à notre propre mortalité et celle de notre espèce, parce que nous ne savons pas faire autrement. (dans un article que j’ai écrit en février 2022)
Quand l'impuissance nous guette, quand les menaces dépassent notre capacité d'action individuelle, le biais de normalité est sans doute notre refuge le plus sain. Il nous permet de continuer à vivre, à créer, à aimer. Il nous empêche de sombrer dans une paralysie anxieuse qui ne sert personne.
Le « biais du scénario du pire » (worst-case scenario bias), lui, nous paralyse. Il nous pousse à interpréter chaque événement comme le signe annonciateur d'une catastrophe imminente. Il nous fait voir des météorites partout. Et si météorite il y a, il nous empêche de savourer les dernières heures.
Une question de marge d'action
La vraie question n'est peut-être pas de savoir si nous devons ou non succomber au biais de normalité, mais plutôt de comprendre quand il devient notre allié plutôt que notre ennemi.
Lorsque nous avons une marge d'action concrète face à une menace, le scénario du pire est utile : il nous pousse à agir, à nous préparer, à prendre des précautions, à voter. Mais quand cette marge d'action est inexistante, n'est-il pas plus sage de choisir la normalité ?
La normalité, c’est aussi l’action locale. Continuer à écrire sur le management, l'innovation, ou le monde du travail n'est pas un acte de déni. C'est contribuer, à notre échelle, à maintenir le tissu social et économique qui nous permet de faire face aux défis plus larges. C'est maintenir une forme de normalité qui, peut-être, nous rend plus robustes. (En tout cas, j’essaye de m’en convaincre).
Alors oui, vive le biais de normalité ! Non pas comme une fuite, mais comme un choix conscient de continuer à construire, à créer, à vivre pleinement dans notre sphère d'influence. Si un météorite doit s'abattre sur nous, autant avoir passé nos derniers moments à faire ce que nous aimons, avec ceux que nous aimons.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
Nos podcasts sont également accessibles sur Apple Podcasts et Spotify. Nouveau Départ a sa page LinkedIn et son compte Twitter : @_NouveauDepart_. Suivez-nous aussi individuellement sur LinkedIn (Laetitia & Nicolas).
Sur ce sujet ("comment vaquer à ses occupations quand il y a tellement de trucs angoissants qui se passent"), j'avais beaucoup aimé ce thread qui avait pas mal tourné sur BlueSky : https://bsky.app/profile/mishellbaker.bsky.social/post/3lg7sh3sehs2f
J'aime bien aussi ce qu'écrit Devon Price (Laziness does not exist) sur des thèmes un peu adjacents, comme dans ce post : https://drdevonprice.substack.com/p/when-you-live-your-values-every-day
> Like you, Anon, I have felt overwhelmed with my inability to "help everyone" or address every single cause on the planet before, and frankly the solution was to get over myself and realize that I have a very limited ability to make a difference, and that I have a duty to simply do my part, not do it “all.” I have to trust that I am but one small, relatively insignificant human and that I am surrounded by literally millions of other humans who care and will pick up their own small part of the work as well. (...) It was absurd main character energy to expect myself to do everything or to be able to "save" people.
Je me faisais la même réflexion que vous ce matin. Comment parler de quête de sens dans le travail ou de rps alors même que notre monde est incertain.
Je suis convaincue que nous avons tous besoin de retrouver un sens à nos vies bousculées alors commençons par le sens au travail 😉.
Merci pour votre article, je me sens moins seule!