✍️ Nouveau Départ, Nouveaux Défis explore les transformations qui redessinent les équilibres économiques, stratégiques et géopolitiques. Face à des bouleversements sans précédent – transition numérique, énergétique, démographique et tensions géopolitiques – cette série d’articles propose un regard sur les défis d’aujourd’hui et de demain. Entre analyse des tendances globales et réflexion sur leurs impacts locaux, Nouveau Départ, Nouveaux Défis aide à comprendre les enjeux pour anticiper les ruptures et saisir les opportunités.
Les enthousiastes du protocole Bitcoin le présentent souvent comme de “l'or numérique” : une réserve de valeur moderne contre l'inflation et les turbulences économiques. Cette vision a émergé après que la vocation initiale du Bitcoin comme système de paiement pair-à-pair s'est révélée impossible à mettre en œuvre à grande échelle. Mais elle méconnaît à la fois l'importance historique de l'or et le véritable rôle de Bitcoin1 tel qu’il se dessine aujourd’hui dans le système financier mondial.
Comme l'observe Michael Green, analyste reconnu des marchés financiers, “l'or n'a jamais été de la monnaie. L'or était un actif de réserve pour lequel le gouvernement vous donnait une quantité fixe d'argent si vous lui présentiez de l'or.” La valeur de l'or ne résidait pas simplement dans sa rareté, mais plutôt dans la combinaison unique de deux éléments : d’une part, des qualités inégalées (l’or est non-toxique, malléable, résistant à la ternissure, difficilement falsifiable) et, d’autre part, la reconnaissance par les pouvoirs publics de l’or comme moyen de s’acquitter de ses impôts. L’État acceptait en effet de détenir des réserves d'or parce que les États s'accordaient entre eux sur sa valeur, créant ainsi un standard mondial facilitant le commerce international.
Aujourd’hui, cependant, Bitcoin fonctionne selon une approche fondamentalement différente. Sans reconnaissance gouvernementale généralisée comme actif de réserve, il ne fonctionne ni comme une devise traditionnelle ni comme l'équivalent de ce qu’a représenté l'or dans l’histoire. Cela ne signifie pas que le protocole Bitcoin n'a pas d'utilité. Mais il est encore difficile d’appréhender sa fonction réelle.
Mon amie Marieke Flament, qui a une longue expérience dans l’univers des cryptomonnaies, offre une perspective éclairante sur l'utilité potentielle du Bitcoin au-delà de la spéculation. Dans un entretien qu’elle m’a accordé (en anglais) pour ma newsletter Drift Signal, elle envisage Bitcoin comme un moyen de stocker de l'énergie : “Dans un monde avec de l'énergie abondante, comme l'énergie solaire, nous pourrions utiliser l’énergie excédentaire pour ‘miner’ du Bitcoin”. Cela positionne le minage de Bitcoin (c’est-à-dire la création de nouveaux bitcoins en rémunération du travail de validation des transactions sur la blockchain) comme un mécanisme d'équilibrage pour les réseaux d'énergie renouvelable. Le principe consiste à utilisant la production excédentaire d’énergie à un instant donné pour créer et stocker des bitcoins qui peuvent financer ultérieurement des achats d'énergie pendant les périodes de déficit.
Au-delà d’applications sectorielles comme celle qu’envisage Marieke dans l’énergie, la comparaison financière la plus naturelle pour Bitcoin n'est pas l'or mais le système financier offshore qui a émergé dans les années 1970. Les paradis fiscaux tels qu’ils ont été dénoncés pendant des décennies ont commencé à prospérer lorsque le système de Bretton Woods s'est effondré suite à la décision des États-Unis de suspendre la convertibilité du dollar en or en 1971. A cette époque, les devises ont commencé à fluctuer, l'inflation a grimpé dans le monde entier et les taux d'imposition ont augmenté dans tous les pays développés. En réaction, des territoires offshore comme les Bahamas, la Suisse et Hong Kong se sont positionnées pour offrir une échappatoire aux impôts jugés trop élevés, aux restrictions sur les mouvements de capitaux et à l'instabilité politique. (Depuis, la plupart de ces régimes d’exception ont été normalisés, notamment sous la pression des États-Unis et des pays de l’OCDE, et il n’existe plus guère de paradis fiscaux offshore à proprement parler2.)
Bitcoin remplit des fonctions remarquablement similaires à celles de la finance offshore du passé, mais cette fois dans l’économie numérique. Ce protocole d’échange de devises virtuelles de pair à pair offre une protection (relative) des actifs, facilite les mouvements de capitaux transfrontaliers, et octroie aux individus qui détiennent des bitcoins un sentiment de souveraineté monétaire affranchie de celle des États.
Cependant, contrairement aux idées reçues, Bitcoin n'est pas le havre anonyme pour le blanchiment d'argent que les critiques dépeignent souvent. Comme l'explique Marieke dans notre entretien, “Il existe une idée fausse selon laquelle la cryptomonnaie permet des transactions non traçables, alors qu'en réalité la technologie blockchain offre des niveaux de transparence sans précédent. Chaque transaction est enregistrée de façon permanente sur un registre public que tout le monde peut examiner.” Les forces de l'ordre sont ainsi devenues de plus en plus expertes dans le traçage des transactions sur la fameuse blockchain, avec, selon les estimations, seulement environ 0,14% de toutes les activités sur la chaîne liées à des entreprises criminelles. Contrairement aux paradis fiscaux offshore, qui bénéficiaient notamment de règles locales garantissant le secret bancaire, Bitcoin fonctionne plutôt selon un principe général de transparence. La protection qu’il offre, notamment contre la perte ou la dévalorisation de son patrimoine, tient moins au secret qu’à la nature décentralisée de son infrastructure.
Cette comparaison avec la finance offshore explique l'attrait durable de Bitcoin malgré ses limites en tant que moyen de paiement au quotidien. Il s'agit moins d'utiliser Bitcoin pour acheter son café ou faire ses courses que de réintroduire de la flexibilité dans un système financier que d’aucuns considèrent désormais comme trop rigide. Bitcoin reflète ainsi la tension perpétuelle entre mobilité des capitaux et contrôle du système financier par les pouvoirs publics.
Un autre aspect particulièrement fascinant aujourd'hui, c'est l'adoption institutionnelle de Bitcoin. Les fonds de placement en Bitcoin mis en place il y a peu par le géant de la gestion d’actifs BlackRock ont collecté des milliards de dollars auprès des épargnants américains, et certaines nations envisagent désormais d'inclure des bitcoins dans leurs réserves souveraines. Cette adoption à grande échelle de Bitcoin dans la sphère institutionnelle suggère que l'exposition des épargnants à cet actif d’un nouveau genre passera de plus en plus par des intermédiaires institutionnels plutôt que par la détention directe. Les fonds de placement, les livrets d’épargne, ou encore les pouvoirs publics seront les dispositifs par l’intermédiaire desquels la majorité des individus seront exposés à Bitcoin à l’avenir.
Cela offre une perspective singulière : Bitcoin pourrait revêtir une importance systémique non pas par son adoption massive par les individus dans leur vie quotidienne, mais par son intégration progressive dans différentes parties du système financier. Les épargnants ordinaires n'auront peut-être jamais besoin de comprendre la blockchain, ils auront pourtant une exposition à cet univers des cryptomonnaies simplement du fait de leur souscription de produits financiers relativement conventionnels. L’adoption à grande échelle de Bitcoin se passerait ainsi d’une façon très différente de celle envisagée par ses promoteurs d’origine, dont l’objectif était l’affranchissement total à la fois du système bancaire traditionnel et des États.
L’évolution de la régulation en la matière reflétera ainsi probablement ce qui s'est passé historiquement avec la finance offshore : une tolérance initiale, mêlée à beaucoup d’incompréhension, suivie d'une mise au pas progressive mais ferme.
Dans nos réflexions sur l'avenir de Bitcoin, nous ne devrions ni le rejeter entièrement ni accepter sans critique les revendications délirantes de ses promoteurs les plus zélés. Il est peu probable que Bitcoin remplace l'or ou les monnaies nationales. En revanche, il pourrait occuper une niche en tant que remplaçant de la finance offshore dans l’économie numérique. La vision la plus réaliste consiste ainsi à penser Bitcoin non comme une révolution destinée à renverser l'ordre financier mondial, mais comme un simple aménagement temporaire résultant des tensions perpétuelles entre l’intérêt général et l’aspiration des individus à la liberté financière. De cette façon, Bitcoin n’est au fond qu’une nouvelle itération des dynamiques financières qui, depuis que les humains ont découvert le cadre, orientent et déterminent la circulation et la thésaurisation des richesses à l’échelle globale.
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Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude qui marque notre monde en transition.
On distingue le protocole Bitcoin (avec un “B” majuscule), spécifié dans le célèbre livre blanc de Satoshi Nakamoto, et les bitcoins (avec un “b” minuscule), qui sont les devises pouvant être échangées entre pairs grâce à ce protocole.
Un paradis fiscal offshore est un pays ou un territoire qui permet à des non-résidents d’échapper à l’impôt de leur pays de résidence. Il ne faut pas confondre un paradis fiscal offshore avec un paradis fiscal tout court, à savoir un territoire où le taux d’imposition est faible voir nul, mais ne s’applique qu’à des strictes conditions de résidence sur place. Par exemple, la plupart des pilotes de Formule 1 résident à Monaco (c’est-à-dire qu’ils y séjournent au moins 180 jours par an) et n’y paient pas d’impôt sur le revenu. Mais s’ils résidaient dans un autre pays et ne localisaient à Monaco que leur compte en banque ou leurs actifs financiers, alors ils devraient payer des impôts dans leur pays de résidence.