✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Dans un monde où les « crises » s'enchaînent à un rythme effréné, la « fatigue militante » (activism fatigue en anglais) se développe de façon inquiétante. Ce terme désigne l'épuisement physique, émotionnel et psychologique qui touche les personnes engagées dans des combats sociaux, politiques ou environnementaux sur le long terme. Pour beaucoup de militants, c'est comme si leur réservoir d'énergie et d'espoir se vidait progressivement, faisant de chaque nouvelle information un défi émotionnel.
La fatigue militante peut expliquer pourquoi la résistance à Trump semble si molle aux États-Unis mais aussi pourquoi les grandes causes qui ont pu mobiliser des grands groupes d’individus deviennent plus confidentielles aujourd’hui. Par exemple, l’augmentation de cette fatigue peut expliquer pourquoi le 8 mars dernier a provoqué plus de bâillements que de discours et promesses enflammés : du côté des militant(e)s féministes, on a senti du découragement ; du côté du public ou des organisations, mollesse et lassitude (« et si on zappait l’événement cette année ? Vu que ça tombe un samedi. »)
La fatigue militante a des conséquences dramatiques car elle affecte notre démocratie. L'épuisement des militants crée un vide… rempli par les discours de haine, la violence et le ressentiment. Sur le plan personnel, elle mène à tout un tas de problèmes de santé mentale (dont la dépression).
De quoi parle-t-on ?
Les études en psychologie sociale définissent ce phénomène comme « un état de désengagement cognitif, émotionnel et physique résultant d'une exposition prolongée aux stresseurs liés à l'activisme ».
Selon Gorski et Chen (étude de 2015), la fatigue militante présente des similitudes avec le burn-out, mais s'en distingue par sa dimension identitaire et éthique. 71% des militants pour la justice raciale rapportent des symptômes de dépression et d'isolement.
Ce syndrome a trois dimensions : l'épuisement émotionnel, la dépersonnalisation (cynisme), et le sentiment d'inefficacité. La fatigue militante touche particulièrement les personnes dont l'identité est liée à leur cause.
6 raisons pourquoi cette fatigue augmente
La multiplication des crises : guerres, crises sociales ou économiques, catastrophes naturelles, bouleversements géopolitiques, montée des autoritarismes, reculs démocratiques, recul des libertés... En 2025, notamment avec Trump, les fronts se sont multipliés à tel point qu'il devient difficile de hiérarchiser les priorités. Comment canaliser son énergie quand tout semble s'effondrer simultanément ? À quoi sert d’ajouter une goutte d’eau dans l’océan ?
La surcharge d'information : nos boîtes mail et les médias nous exposent à un flux continu d'informations anxiogènes. Les réseaux sociaux nous poussent à doomscroller, c’est-à-dire à faire défiler sans fin les nouvelles négatives. Face à ça, deux voies : soit on se désensibilise, soit notre hypersensibilité nous fait craquer.
La fatigue vis-à-vis des militants eux-mêmes : en parallèle, on parle un peu partout de gender fatigue ou de diversity fatigue. Le grand public éprouve de la lassitude face à des revendications perçues comme répétitives. « On a déjà entendu ça 1000 fois, y en a marre ». Quand cette lassitude rencontre la fatigue militante, l'effet est dévastateur, créant un cercle vicieux d'épuisement et de démoralisation.
L'usure face au backlash ou à l’absence de progrès : « comment se fait-il que je mène toujours le même combat depuis 10-20-30 ans ? ». La disparité entre l'immensité des efforts fournis et la modestie des résultats (ou leur absence) a de quoi démoraliser. Comme l'illustre le récent recul des droits des personnes transgenres aux États-Unis ou la suppression du droit à l’avortement pour une partie des Américaine, des droits acquis après des décennies de lutte peuvent être balayés en un rien de temps.
Le défi démographique : la fatigue militante n'est pas un phénomène nouveau. À l'échelle individuelle, il existe des périodes de notre vie où on est pleinement militant, et d'autres où on est en retrait. On peut ne plus avoir l’énergie d’être militant quand on devient parent ou aidant, par exemple. Le problème : les nouvelles générations sont moins nombreuses et à cause du vieillissement, les aidants (et les malades chroniques) sont plus nombreux. Or on ne peut pas toujours être partout, dans le care et le militantisme.
L'impuissance apprise : théorisée par Martin Seligman dans les années 1970, elle désigne un état psychologique où, après avoir plusieurs fois échoué à éviter des trucs horribles, l'individu finit par apprendre qu'il n'a aucun contrôle sur sa situation. Quand nos actions semblent systématiquement inefficaces – manifestations ignorées, pétitions sans suite etc – on développe progressivement la conviction qu’on est impuissant. La victoire de Trump en 2024 l’illustre bien : après avoir tout tenté, les progressistes américains repartent des années en arrière. En France, ce n’est pas très différent : le sentiment que personne n’écoute (cf les cahiers de doléances au moment des gilets jaunes, dont on n’a strictement rien fait !) et que « rien ne change jamais vraiment » s'installe insidieusement.
Comment lutter contre la fatigue militante ?
Il en va du militantisme comme du travail. S’il faut durer 43 ans ou plus avant de partir à la retraite, il faut rendre le travail plus durable. On ne peut pas endurer un rythme épuisant sur la durée. Le corps et l’esprit craqueront. Un travail épuisant, ça donne des troubles musculo-squelettiques et de la fatigue psychique. Un militantisme épuisant, ça donne de l’abandon.
Comment inventer un militantisme qui n'épuise pas ? Il faudrait sortir du modèle du martyr militant. L'épuisement n'est pas un badge d'honneur. Un militant brûlé n'est plus utile à aucune cause. Or beaucoup d’histoires de militants (films ou livres) adorent montrer les martyrs (ceux qui font des grèves de la faim, celles qui moisissent en prison pour leurs idées) et ça inspire (trop) les militants.
On ne peut pas sauver le monde si on se détruit dans le processus. Apprendre à militer sur la durée, c'est accepter que nous avons des limites. Voici quelques idées pour rendre le militantisme plus durable :
Le droit à la déconnexion militante : il est important d'apprendre à s'accorder des journées sans actualités ni emails militants. Ces moments de respiration sont nécessaires pour maintenir l'équilibre.
La rotation des responsabilités : de plus en plus d'organisations / associations intègrent le principe de rotation des tâches, permettant à chacun de prendre du recul périodiquement sans culpabilité.
La valorisation des petites victoires : reconnaître et célébrer les avancées, même modestes, permet de maintenir la motivation sur le long terme et de rappeler que le changement est possible.
La diversification des formes d'engagement : alterner entre différentes formes d'action permet de renouveler sa motivation et d'utiliser diverses compétences (parfois on bat le pavé, parfois on se contente de téléphoner ou d’écrire des mails).
Un meilleur management « en milieu engagé » : au nom du sens, les pratiques managériales dans le monde associatif et militant sont parfois terriblement toxiques, comme l’avait bien montré Pascale-Dominique Russo. Les militants aussi ont besoin de « QVCT » dans leur travail militant !
L’apprentissage de l’écoute : les militants, comme les journalistes, ont tout à gagner à apprendre à mieux écouter … pour aussi être mieux entendus (allez écouter mon podcast sur Mal-Entendus avec Nina Fasciaux !)
En conclusion
Soyons clairs : quand notre vie est menacée – que ce soit face à un dictateur sanguinaire ou un astéroïde qui fonce droit sur nous – toutes ces considérations sur le bien-être militant peuvent sembler complètement à côté de la plaque. Mais justement, si on veut éviter de se retrouver un jour dans une situation extrême avec plus personne pour la combattre, il faudrait en finir avec cette culture du sacrifice permanent ! Parce qu’un militantisme qui dure, c'est notre meilleure assurance-vie contre un futur où on n'aurait même plus le luxe de se poser la question.
Même pas fatigué·e ? Rendez-vous le 25 mars !
Rejoignez-nous le 25 mars à la Cité Audacieuse ! On ne va pas juste débattre du sexisme au travail, on va se donner des outils concrets pour tenir sur la durée. Marine Soichot dévoilera son Guide de déconstruction du sexisme au travail dont j’ai l’honneur d’avoir rédigé la préface - un outil pratique, pas un énième discours moralisateur. Avec Laury Maurice et moi-même, sous la houlette de Nelly Jimenez, on parlera des solutions, pas que des problèmes. Venez recharger vos batteries dans ce lieu régénérant qu’est la Cité audacieuse ! Pour s’inscrire, c’est ici.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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