✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Dans une de mes anciennes vies, j’ai eu la mission de recruter des développeurs. Et j’ai vite compris une chose : ces professionnels sont très motivés à l’idée de déployer des trésors de créativité au travail, de côtoyer des gens plus intelligents qu’eux et de résoudre des problèmes complexes. C’est d’ailleurs ce qui fait la joie de les recruter !
Or les métiers du code informatique vivent depuis quelques années, en particulier depuis l’arrivée des IA génératives, de profonds bouleversements. Alors que les lignes de code peuvent être générées automatiquement, on ne demande plus la même chose aux développeurs humains. Certains ont peur de ne plus avoir de travail demain. D’autres ont l’impression que leur travail est de moins en moins gratifiant.
Imaginez un peintre à qui on demanderait seulement de valider les œuvres créées par un robot, ou un chef cuisinier réduit à goûter des plats préparés par une machine. C'est à peu près ce qui arrive aujourd'hui à de nombreux développeurs informatiques.
De la création à la supervision
Comme je l’ai écrit plus haut, ce qui motive un développeur, c'est résoudre des problèmes complexes, imaginer des solutions élégantes et voir ses idées prendre vie dans un programme et un logiciel qui fonctionne. Cette dimension créative et intellectuelle est essentielle pour la plupart des professionnels du code informatique.
Or aujourd'hui, les outils comme GitHub Copilot, ChatGPT ou Claude ne se contentent plus d'assister : ils génèrent directement des portions entières de code à partir de simples instructions en langage naturel. Le développeur formule sa demande, l'IA produit le code, et le rôle humain se résume de plus en plus à vérifier, valider ou corriger.
Cette transformation rappelle ce qu'ont vécu d'autres métiers lors des révolutions industrielles. L'artisan menuisier est devenu ouvrier sur une chaîne de montage, le secrétaire particulier s'est mué en pool de dactylos. Souvent, l'efficacité a progressé au détriment de l'épanouissement au travail.
L'exemple révélateur d'Amazon
Chez Amazon, cette mutation s'accélère de manière spectaculaire, offrant un aperçu saisissant de ce qui attend peut-être l'ensemble de la profession. Selon des témoignages recueillis par le New York Times, les développeurs de l'entreprise voient leur quotidien transformé sous la pression managériale.
Les équipes ont été réduites de moitié, mais doivent produire la même quantité de code grâce à l'IA. Les délais ont été raccourcis : développer une fonctionnalité prenait plusieurs semaines, il faut maintenant quelques jours. Cette course à la productivité laisse moins de place à la réflexion, aux échanges entre collègues, à l'exploration de solutions alternatives. Cela laisse moins de place à l’artisanat (qui se souvient encore de l’artisanat revendiqué du mouvement software craftsmanship ?)
Un ingénieur d'Amazon résume parfaitement le problème : « C'est plus amusant d'écrire du code que de le lire. Quand on travaille avec ces outils, la lecture de code devient l'essentiel du travail. » Cette phrase sonne comme un cri du cœur. De créateurs, les développeurs deviennent des évaluateurs. La joie de l'invention cède la place à la routine de la vérification. C’est un peu comme passer d’écrivain à correcteur de copies (en tant qu’ancienne enseignante, je suis bien placée pour parler du caractère pénible de la correction de copies).
Les témoignages évoquent cette sensation désagréable d'être « spectateurs de leur propre travail ». Que reste-t-il de la satisfaction intellectuelle liée à la résolution de problèmes complexes ?
La révolution du vibe coding
Théorisé par Andrej Karpathy, ancien responsable de l'IA chez Tesla, le vibe coding privilégie l'intuition du développeur. Plus besoin de connaître les subtilités d'un langage de programmation : il suffit d'exprimer son « feeling » sur ce que l'application devrait faire.
Selon Y Combinator, un quart des start-up de leur dernière promotion ont des bases de code générées à 85% ou plus par l’IA. Le vibe coding repose sur un principe simple : accepter rapidement ce que produit l'IA, et relancer une requête à l’IA si ça ne fonctionne pas, plutôt que de comprendre et corriger.
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Mais que devient l'apprentissage quand on n'écrit plus de code ? Comment développer son expertise technique quand on se contente d'orchestrer des outils automatiques ? Ces questions préoccupent particulièrement les développeurs juniors, qui craignent d'être privés des étapes formatrices de leur carrière.
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Une profession en crise identitaire
Cette évolution dessine l'émergence de deux profils de développeurs radicalement différents. D'un côté, les « ingénieurs produit » qui excellent dans l'utilisation des outils d'IA pour créer des applications fonctionnelles, sans nécessairement comprendre les détails techniques. De l'autre, les « architectes techniques » qui conservent une expertise approfondie pour les parties critiques des systèmes.
Qu'est-ce qui définit un développeur ? Est-ce le pourquoi ou le comment ? La capacité à résoudre des problèmes ou la maîtrise du code ? La vision produit ou l’expertise technique ? Ce sont des questions identitaires qui se posent en ce moment de bouleversement du métier.
L'analogie avec l'industrie automobile est frappante. Henry Ford a révolutionné la production en décomposant la fabrication d'une voiture en tâches simples et répétitives. Le résultat : des gains de productivité spectaculaires, mais aussi la disparition des artisans qui maîtrisaient tout le processus. Sommes-nous en train de vivre la même transformation dans le développement logiciel ?
En attendant de définir une nouvelle identité, beaucoup de développeurs sont en crise. Les témoignages de développeurs frustrés se multiplient sur les forums spécialisés. Beaucoup décrivent une perte de motivation, une impression de ne plus apprendre, une routine qui les ennuie.
Certains secteurs résistent mieux que d'autres. Le développement de systèmes critiques (aéronautique, médical, finance) continue d'exiger une expertise humaine approfondie. Mais pour combien de temps ? Et que deviendront les milliers de développeurs qui travaillent sur des applications plus standard ?
Une reconquête possible de la créativité ?
Ne pas subir passivement la transformation en cours implique de viser une montée en compétence vers des domaines moins automatisables : compréhension des besoins métier, design d'interactions... Le développeur peut alors devenir un chef d'orchestre qui combine IA et créativité humaine.
Pour les entreprises, il s’agit d’évaluer la valeur de leurs développeurs non plus en fonction de la quantité de code produit, mais en fonction de leur capacité d'innovation, de la qualité de leurs solutions, de leur impact sur l'expérience utilisateur.
La joie de programmer a-t-elle encore de l’avenir ? Il n’est pas évident de répondre à cette question. Comme lors des précédentes révolutions technologiques, de nouveaux équilibres émergent, de nouvelles compétences deviennent essentielles. Et parfois, certains métiers sont dévalorisés lors des transitions. Ils peuvent devenir moins rémunérateurs et moins gratifiants.
Il en va de l’écriture du code comme de l’écriture de texte, seuls les humains peuvent lui donner du sens, de la vision, de l'âme. Mais éprouve-t-on le même plaisir à lire, interpréter et diriger qu’à créer ? J’en doute.
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Je suis un peu mitigé quand aux retours sur l'IA utilisée pour développer : en allant voir les articles de forbes ou de techcrunch, j'ai l'impression qu'ils se concentrent essentiellement sur des start-ups, ou des développeurs qui font des projets dans leur coin et à qui l'IA permet de gagner beaucoup de temps quand il s'agit d'arriver à un prototype.
Ce passage de l'article de forbes résume beaucoup de mes interrogations : "For building a weekend project or a product demo to get funding, vibe coding would work just fine, but it requires more scrutiny for being adopted by enterprises and mature product vendors." Des fois j'ai l'impression qu'on oublie que le développement ne consiste pas juste à créer de nouvelles applications en partant de rien, mais souvent à s'intégrer dans une codebase déjà existante, plus ou moins récente et plus ou moins bien pensée, avec une certaine dette technique. Le tout en assurant une continuité de services à des utilisateurs qui peuvent se compter par millions, en collaborant avec des collègues qui font aussi évoluer l'application en même temps, et en faisant en sorte que le code puisse être maintenu (et donc notamment compréhensible par une personne qui aura à travailler dessus dans 2 mois ou peut-être 2 ans par exemple).
En tant que testeur logiciel (QA), le passage sur le test me fait un peu sourire aussi, dans le sens où il est juste question d'utiliser des LLM pour générer et exécuter des cas de test, alors qu'au quotidien le travail des QA consiste aussi à se mettre à la place des utilisateurs finaux, de se demander si le parcours proposé est compréhensible, accessible, s'il répond au besoin etc. et pas juste à exécuter des cas de test (même si c'est une partie du travail).
Je lis aussi davantage de nuances dans l'article du NYT, où certains ingénieurs mentionnent une productivité accrue, d'autres moins. Plusieurs relatent aussi que le *management* leur fixe des objectifs beaucoup plus ambitieux, en partant du principe que l'IA va leur permettre d'y arriver, mais sans qu'on sache si c'est effectivement le cas, et si sur la durée le code produit ne crée pas plus de problèmes qu'il n'en résout.
Bref, tout ça pour dire que je suis curieux des retours d'expérience à moyen-terme par des équipes qui ont utilisé l'IA sur des applications un minimum anciennes 😁