✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Même en août, LinkedIn ne prend pas de vacances. Quand on se connecte, on y voit défiler des posts programmés à l’avance, écrits par ChatGPT, publiés par des indépendants, des consultants, des coachs ou des cadres qui ont appris que leur « marque personnelle » est leur principal actif dans un marché du travail instable et incertain.
Sauf que, j’en suis de plus en plus convaincue, ça sent la fin d’une époque.
Une bouteille à la mer (que plus personne ne ramasse)
Chaque jour, le nombre de posts dépasse largement le nombre d’yeux attentifs et disponibles pour les lire. Il y a trop de contenu, pas assez d’attention. Heureusement, certaines personnes déconnectent de LinkedIn pendant l’été (parce que, franchement, c’est plus saoulant qu’addictif). Résultat : la moitié des posts de l’été ressemblent à des bouteilles jetées à la mer… sans personne pour les attraper.
C’est le symptôme d’une économie de l’attention à bout de souffle : une demande d’attention complètement disproportionnée par rapport à l’offre. Tout le monde cherche à capter l’attention, mais l’attention disponible est de plus en plus rare …
Tous les mêmes (merci ChatGPT)
L’autre paradoxe du personal branding d’aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus rien de personal. Les posts générés par l’IA ont tendance à se ressembler. Même structure, mêmes accroches, mêmes formules rhétoriques, mêmes émojis, mêmes procédés pour susciter l’émotion ou « créer de la valeur ». Tous les mêmes.
Les outils qui devaient permettre à chacun de se faire entendre (les réseaux sociaux et maintenant les IA génératives) génèrent une masse indistincte de messages dans laquelle il devient presque impossible d’émerger tant on ressemble aux autres.
Mon double digital (et la peur de disparaître)
Dans son livre Doppelgänger, Naomi Klein évoque la figure du double digital – ce reflet que nous construisons pour exister dans le monde numérique. Comme le concept de l’âme (notre double immatériel dans certaines croyances), ce double digital nous rappelle notre fragilité et notre finitude.
Si mon double digital ne « perce » pas ou s’il perce de la mauvaise manière (scandale), je meurs professionnellement. Cette angoisse commence tôt : aux États-Unis, on apprend aux enfants à soigner leur image en ligne dès l’école primaire. D’abord pour entrer dans une bonne université, puis pour être jugés recrutables par de futurs employeurs. Avant même de savoir ce qu’ils veulent faire de leur vie.
Le burn-out numérique
Tout cela commence à ressembler à la fin d’une époque. L’époque où l’on croyait que les réseaux sociaux allaient démocratiser la visibilité. Aujourd’hui, c’est surtout la fatigue qui domine. Le Covid est passé par là. Il a fait exploser notre exposition aux écrans et l’injonction à rester visible même à distance. Maintenant, on est tous lessivés.
Deux types de comportements émergent :
Ceux qui n’arrivent plus à se concentrer, car leur attention a été mangée par les notifications et les flux infinis. Ce sont tous ces zombies qui scrollent encore et ne savent plus où passe leur temps. (Je me surprends moi-même encore bien trop souvent en mode zombie 😤
Ceux qui ont appris à se déconnecter, par instinct de survie ou à force d’écœurement. Ils ont retiré certaines applications de leur smartphone. Ils vont moins souvent sur les réseaux sociaux. Certains ont carrément supprimé leurs comptes.
Dans les deux cas, ça fait moins d’attention disponible pour lire des posts sur LinkedIn.
On continue… sans y croire. On continue à poster, programmer, publier. Parce qu’il « faut bien ». Parce que le personal branding est devenu une habitude professionnelle, quelque chose que l’on fait de manière automatique, avec les « bonnes pratiques » qu’on apprend dans les formations ou qu’on automatise avec des IA.
Sauf qu’aujourd’hui, le gain marginal de chaque post diminue à vue d’œil.
L’illusion d’une visibilité pour tous
Il y a quelques années, on pensait que les réseaux sociaux allaient mettre fin à la domination des grands médias. Que chacun pourrait créer sa propre marque, parler directement à son public, se faire connaître sans passer par les « gardiens du temple ».
Mais aujourd’hui, la boucle est bouclée. Pour être vu, il faut :
soit payer les plateformes pour booster sa visibilité ;
soit investir massivement dans la création de contenu original et de qualité (ce qui coûte cher, soit en temps soit en argent) ;
soit faire partie des quelques « grands comptes » déjà installés, qui peuvent capter de l’attention à chaque prise de parole.
La différence avec le monde d’avant, c’est que les gardiens du temple ne sont plus des journalistes ou des maisons d’édition, mais des milliardaires de la tech.
Les ingénieurs du chaos
Dans Les Ingénieurs du chaos, Giuliano Da Empoli parle des stratèges politiques, passés maîtres dans l’art de manipuler l’opinion publique à l’aide des algorithmes, comme Dominic Cummings, le cerveau du Brexit ou Steve Bannon, l’architecte de la campagne Trump. Ils saturent l’espace public de contenus émotionnels, clivants, mensongers, pour saboter la démocratie.
Or les ingénieurs du chaos ont durablement pourri le terrain pour tout le monde. La confiance s’est effondrée. Les mensonges sont partout. Pour rester visibles, de nombreuses personnalités ont vrillé. Par opportunisme ou par idéologie — jusqu’à basculer dans le complotisme ou le délire autoritaire. Difficile de dire ce qui est pire.
Naomi Klein, dans Doppelgänger, raconte comment son double médiatique, Naomi Wolf, autrefois intellectuelle féministe respectée, a sombré dans les théories conspirationnistes. Dr Jekyll a cédé la place à Mr Hyde. Or tous ces Mr Hyde injectent du poison dans nos espaces numériques et nos institutions. C’est là la face sombre du personal branding.
La merdification des plateformes
L’auteur Cory Doctorow a forgé un mot devenu viral pour décrire cette dynamique : l’enshittification (merdification en bon français). C’est le moment où une plateforme qui semblait utile, fluide, voire démocratique au début, dégénère lentement jusqu’à devenir invivable pour ses utilisateurs. (On en a fait un podcast Nouveau Départ l’an dernier)
La mécanique de la merdification est la suivante :
D’abord, la plateforme séduit les utilisateurs avec un service attractif, gratuit, fun ;
Ensuite, elle séduit les entreprises et les marques en leur offrant une visibilité facile, un bon retour sur investissement ;
Enfin, elle fait payer tout le monde, augmente les contraintes, limite la portée organique, et dévore la valeur qu’elle a elle-même créée, pour satisfaire ses actionnaires.
Le bruit l’emporte sur la qualité. Le reach devient capricieux. Les messages sponsorisés envahissent les fils. Les algorithmes privilégient le sensationnalisme. Les formats se copient les uns les autres. Résultat : même ceux qui « jouent le jeu » n’y croient plus.
👉 Lire aussi Careless People: how power destroys empathy. Laetitia@Work #83
L’enshittification, c’est la fin du personal branding. Dans le chaos, ceux qui veulent exister doivent en rajouter, simplifier à outrance, polariser. Jusqu’à épuiser ou dégouter ceux qui prêtent encore attention.
Et maintenant ?
Remettons en question nos réflexes. Faisons une pause réflexive.
Si le personal branding n’est pas mort alors il survit dans d’autres manières de faire, plus incarnées, moins automatisées, moins numériques peut-être.
Mais sans doute la merdification des plateformes nous fait voir que l’application des logiques du marketing aux individus est (et a toujours été) une impasse. On a beau devoir vendre sa force de travail ou ses produits, on n’en est pas pour autant soi-même un produit.
À défaut d'exister comme une marque, peut-être qu’on pourrait essayer de vivre comme un·e Mensch ?
Le média de la transition
“À deux voix”, nos conversations à bâtons rompus sur l’actualité
Des interviews de personnalités remarquables (écrivains, entrepreneurs…)
Des articles sur le travail et l’économie
Une vision engagée, des clefs pour aller au fond des choses
Nos abonnés : des professionnels et citoyens engagés
Des nouvelles de nos travaux et de nos projets