L’euro face au dollar : la course pour la souveraineté numérique
Nouveau Départ, Nouveaux Défis #12
✍️ Nouveau Départ, Nouveaux Défis analyse les transformations qui refaçonnent l’économie et la géopolitique. Face à la transition numérique, énergétique et démographique, ainsi qu’aux tensions mondiales, cette série éclaire les défis d’aujourd’hui et de demain. Entre tendances globales et impacts locaux, elle aide à mieux anticiper les ruptures et saisir les opportunités. L’objectif est de vous proposer des articles courts et percutants 💡
L’euro est la deuxième monnaie de réserve mondiale, représentant environ 20% des réserves de change globales. Pourtant, dans l’économie numérique émergente, sa présence est insignifiante. Le marché mondial des stablecoins – ces jetons numériques adossés à des monnaies traditionnelles – atteint 260 milliards de dollars, mais les stablecoins en euros commandent moins de 1% du volume total, le dollar américain en dominant 95 %. Cette asymétrie n’est pas une simple anomalie de marché ; elle représente un impératif stratégique pour l’Europe.
Nous sommes en effet entrés dans la phase de maturité de la révolution des réseaux et de l’informatique, une période de tensions structurelles qui rappelle les années 1970. Une telle phase est propice à la reconfiguration en profondeur des institutions financières mondiales. Dans ce contexte, les stablecoins, loin d’être un gadget de niche, préfigurent l’infrastructure du futur système financier mondial. Ils représentent l’incarnation blockchain de l’ancien marché des eurodollars – ces fameux dollars américains détenus et utilisés en dehors des États-Unis depuis les années 1960.
En soutenant l’adoption massive des stablecoins adossés au dollar, Washington déploie désormais un instrument de politique monétaire étatique. Lorsque les acteurs mondiaux achètent des jetons comme l’USDT ou l’USDC pour pouvoir les utiliser dans le cadre de transactions au quotidien, les fonds correspondants sont généralement garantis par des bons du Trésor américain, canalisant ainsi des flux de capitaux considérables vers les États-Unis pour financer leur dette publique. Ce mécanisme renforce le dollar et son « privilège exorbitant » – et ce malgré les contradictions que cela pose avec l’objectif de l’administration Trump de réduire le déficit commercial américain. Les États-Unis considèrent cette infrastructure numérique comme leur « prochain grand produit d’exportation ».
Pendant ce temps, l’Europe reste étrangement passive. L’argument commun selon lequel l’euro est déjà facilement maniable via les infrastructures bancaires traditionnelles comme SEPA manque l’enjeu crucial : l’infrastructure financière mondiale est en cours de reconstruction autour de systèmes basés sur la blockchain, fonctionnant 24/7 avec des fonctionnalités programmables que la banque traditionnelle ne peut égaler. L’Europe a établi un cadre réglementaire avec MiCA (Markets in Crypto-Assets), mais la réglementation seule ne suffit pas.
Pire, les règles de MiCA créent des désavantages structurels pour les émetteurs européens. Les exigences en matière de composition des réserves, obligeant à détenir 60% du montant en dépôts bancaires à faible rendement, engendrent un manque à gagner annuel de 30 à 40 millions d’euros par milliard d’euros émis, par rapport aux concurrents américains qui investissent dans des instruments à haut rendement. Ce n’est pas de la prudence, c’est une auto-mutilation stratégique.
Si les stablecoins sont l’avenir, la question de la souveraineté monétaire est centrale : est-il acceptable que seuls des acteurs américains ou chinois émettent des stablecoins libellés en euros ?
L’Europe doit impérativement adopter une approche offensive plutôt que de jouer une défense passive. Le chemin passe par la reconnaissance du fait que le nouveau système monétaire nécessite la complémentarité entre les monnaies numériques de banque centrale (MNBC) de gros et les stablecoins privés.
La Banque centrale européenne (BCE), en particulier, doit sortir de sa vision de concurrence avec les stablecoins pour se concentrer sur son rôle d’infrastructure essentielle. Les banques européennes devraient s’unir pour créer un consortium de stablecoins paneuropéen – un modèle qui pourrait s’inspirer du succès d’Amadeus dans l’aérien – afin d’atteindre l’échelle et la crédibilité nécessaires pour rivaliser avec les géants des stablecoins Circle et Tether.
Une autre voie prometteuse réside dans le secteur du commerce de détail. Les grands détaillants pourraient lancer des jetons de marque adossés à l’euro. En offrant des remises ou des avantages aux clients utilisant ces jetons, ils résoudraient les problèmes d’adoption de manière invisible tout en réalisant des économies substantielles sur les frais de cartes de crédit. L’adoption se ferait par la liquidité et la demande, et non par la sophistication technologique.
L’instabilité croissante des actifs américains – la dette publique américaine atteint 122% du PIB et le dollar s’affaiblit – crée une fenêtre d’opportunité pour l’euro. L’euro, conçu comme le plus grand projet de paix monétaire de l’histoire, pourrait utiliser les stablecoins pour compenser la fragmentation de ses marchés obligataires et introduire la flexibilité que l’intégration politique n’a pas réussi à fournir.
Le choix est clair : développer une infrastructure numérique robuste pour l’euro, ou accepter un rôle diminué dans l’économie de demain. Le temps de la délibération est terminé ; c’est le moment d’agir.
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