✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Entre candidats qui confient leur CV à ChatGPT et entreprises qui automatisent leurs recrutements, le marché de l'emploi est en train de tomber dans un cercle vicieux qui grippe le recrutement.
Aux États-Unis, le scénario se répète partout : jeunes diplômés avec d'excellentes notes, stages rémunérés, années de bénévolat, lettres de recommandation élogieuses, qui enchaînent les candidatures sans jamais recevoir de réponse. Certains envoient des centaines de CV dans le vide, d'autres n'obtiennent même pas un accusé de réception automatique. Cette situation illustre l'état du marché de l'emploi américain (et pas seulement !) en 2025 : les profits des entreprises se portent bien, le chômage stagne, mais presque plus personne ne trouve de nouveau travail. Depuis quatre mois, les embauches sont gelées. Le taux d'embauche a chuté à son niveau le plus bas depuis la Grande Récession.
Non seulement, c’est conjoncturel, le marché du travail ne les accueille pas à bras ouverts en 2025 (c’est le “Big Freeze”), mais il se passe en plus autre chose dans le domaine du recrutement : l’utilisation massive des IA chez les candidats comme chez les employeurs. Et il semblerait que cela ne soit pas vraiment bénéfique pour le recrutement (litote).
La tindérisation du recrutement
Le parallèle avec les applications de rencontre n'est pas fortuit. Tinder et toutes les plateformes de dating (Meetic, Bumble, AdopteUnMec…) ont transformé le dating en course aux swipes infructueux. D’ailleurs, l’IA a déjà sensiblement dégradé l’expérience sur les apps de dating (lisez cet article fascinant de The Cut). On parle depuis plusieurs années déjà de Tinder Fatigue.
Les statistiques sont claires : le « dating app burnout » est largement répandu. Une enquête récente a révélé que 79 % des utilisateurs de la génération Z et 80 % des Millennials déclarent ressentir cette lassitude face à des applications comme Tinder et Bumble. La pression constante pour présenter un profil parfait, faire sans cesse du small talk et naviguer dans un océan d’interactions éphémères peut être extrêmement épuisante.
Des petits malins se sont dit qu’il serait opportun d’automatiser l’essentiel des interactions sur les plateformes de dating pour maximiser leurs chances de faire des rencontres en utilisant les IA génératives, sans se rendre compte que cette automatisation ne fait qu’accélérer la lassitude de ceux qui s’y rendent encore. Indéniablement, les IA génératives accélèrent la « merdification » des applications de dating. Si c’est pour parler à des robots, autant rester sur ChatGPT !
À l’image du dating, les plateformes de recrutement en ligne ont créé un marché où candidats et recruteurs peuvent « swiper » sans jamais se rencontrer. C’est ce qu’explique cet article fascinant de The Atlantic, qui ose la comparaison avec Tinder (“The Job Market Is Hell”).
Face à des centaines (parfois milliers) de candidatures par poste, de plus en plus d’entreprises se tournent vers l'IA. D'après une enquête récente du Boston Consulting Group, les départements des ressources humaines utilisent désormais l'IA pour rédiger les offres d'emploi, évaluer les candidats, programmer les entretiens et trier les candidatures. Certaines entreprises vont jusqu'à infliger aux candidats des entretiens à des chatbots – les candidats se connectent à une app de type Zoom pour répondre aux questions d'un avatar, leur performance étant analysée par des algorithmes qui scrutent les mots-clés et évaluent le ton de voix.
Pas fous, de leur côté, les candidats répondent à cette automatisation par... plus d'automatisation. Confrontés au silence radio des recruteurs, ils multiplient les candidatures en s'appuyant sur ChatGPT pour rédiger CV et lettres de motivation en grand nombre.
Le cercle vicieux de l'automatisation
Cette double automatisation crée un cercle vicieux redoutable. Plus les candidats utilisent l'IA pour postuler massivement, plus les recruteurs reçoivent de candidatures standardisées et se tournent vers des filtres algorithmiques pour les traiter. Plus les algorithmes filtrent sévèrement, moins les candidats reçoivent de retours, plus ils postulent en masse avec l'aide de l'IA. On voit bien comment les candidatures peuvent augmenter de manière exponentielle sans que cela n’augmente les « matches ».
Au final, un « trou noir » avec de plus en plus de candidatures qui y disparaissent. Une assistante juridique citée dans cet article de The Atlantic, licenciée en avril par un prestataire du gouvernement américain, résume bien la frustration ambiante : « J'ai dix ans d'expérience mais à ce stade, je serais heureuse si au moins une personne me répondait ‘non’. »
Priya Rathod, experte des tendances carrière chez Indeed, reconnaît que les candidats ont l'impression que leurs CV « disparaissent dans le vide ». Mais elle ne perd la foi en l’IA dans le recrutement (l’un des credos d’Indeed) car « l'IA peut amener les candidats plus rapidement à l'étape suivante de l'entretien » si leur profil correspond aux besoins de l'employeur.
Mais c'est justement là le problème aujourd’hui : de nombreux candidats n'arrivent jamais au stade de l'interaction humaine. Ils multiplient les candidatures, se font aider par ChatGPT mais n’obtiennent pas forcément d’entretiens.
La déshumanisation du recrutement intervient à un moment particulièrement délicat. L'économie traverse une période de « Big Freeze » (peu d’embauches, peu de licenciements) où pratiquement tous les secteurs à l’exception de la santé sont gelés. Le temps de recherche d'emploi augmente : il est désormais de dix semaines en moyenne aux États-Unis, soit deux semaines de plus qu'il y a seulement deux ans. La proportion de salariés quittant volontairement leur poste a chuté à son niveau le plus bas depuis une décennie, par crainte de l'inflation et d'un ralentissement économique. On ne quitte pas son boulot si on a peu d’espoir d’en trouver un autre.
À cet égard, le marché américain est particulièrement inquiétant : les licenciements dans la fonction publique ont frappé de plein fouet les femmes, les jeunes et les Noirs américains. Plus de 10% des actifs de moins de 24 ans cherchent un emploi (ce qui est plus ou moins inédit).
Un retour aux fondamentaux ?
Face à l’infructueux cercle vicieux décrit plus haut, on entend les conseils suivants : revenez aux fondamentaux, faites comme si Internet n’existait pas et réseautez à l’ancienne ! Les actions préconisées : inviter des recruteurs à prendre un café, participer à des événements de recrutement en personne, parler à ses voisins, solliciter ses amis et anciens employeurs pour obtenir des idées et des mises en relation.
L'ironie est frappante : dans notre quête d'efficacité technologique, nous avons créé un système profondément inefficace où les meilleurs profils passent à travers les mailles du filet numérique et où réussir implique de contourner le système. Comme dans l’univers des rencontres amoureuses, l'abondance apparente de choix masque une pauvreté réelle des connexions fructueuses.
Des personnes talentueuses peuvent être écartées par des algorithmes mal paramétrés. Et les entreprises peinent à identifier les perles rares noyées dans un océan de candidatures uniformisées par l’écriture des IA génératives.
On peut parier que le recrutement par cooptation et l’importance du réseau vont encore croître dans les années à venir. Mais ce retour au relationnel n’est pas sans ambiguïtés : il peut renforcer le népotisme et le copinage, ces formes plus ou moins assumées de favoritisme. Comme le dit l’adage anglo-saxon “It’s not what you know, it’s who you know” : ce n’est pas tant ce que vous savez qui compte, mais qui vous connaissez. Autrement dit, derrière les promesses de la technologie, les vieilles règles du jeu social (qui n’avaient jamais vraiment disparu) vont probablement encore regagner du terrain.
🎤 Si vous souhaitez inviter Laetitia à intervenir sur les transformations du marché de l'emploi, l'impact de l'IA sur le recrutement, ou les enjeux de déshumanisation dans les processus de sélection, contactez-nous par email : conferences [a] cadrenoir.eu
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