Moins de parité au cinéma : toute la société est concernée
Nouveau Départ, Nouveau Travail #59 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Depuis quelques années, le cinéma français fait de moins en moins bien en matière de parité. Alors que beaucoup de secteurs culturels affichent un engagement renouvelé pour l’égalité femmes-hommes, les chiffres publiés par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) montrent une réalité peu encourageante concernant la réalisation et les postes-clés. L’Observatoire de l’égalité femmes-hommes du CNC a rendu public un état des lieux qui révèle une diminution silencieuse mais nette de la place des femmes derrière la caméra. Après des années de progrès, le recul observé depuis deux ans apparaît comme un signal d’alarme. Un signe supplémentaire du backlash ?
Selon ces données publiées en novembre 2025, la proportion de films réalisés ou co-réalisés par des femmes a atteint son niveau le plus bas depuis cinq ans. En 2024, seules 62 œuvres d’initiative française ont été signées par des réalisatrices, soit 24,2 % de la production totale. Ce chiffre s’inscrit dans une tendance descendante persistante : il y en avait 64 en 2023 et 69 en 2022. Cela ne peut donc pas être interprété comme une simple variation annuelle.
Le rapport montre aussi que les équipes de production restent très largement masculines. En 2024, près de soixante-dix pour cent des films ont été pilotés par des équipes où plus de soixante pour cent des postes-clés sont occupés par des hommes. Huit films ont même été réalisés par des équipes composées uniquement d’hommes aux postes stratégiques. En somme, le pouvoir créatif et décisionnel reste concentré dans les mêmes cercles. Et les processus de recrutement, les habitudes professionnelles et les réseaux jouent un rôle dans cette mécanique.
Les outils existants montrent leurs limites
L’autrice principale de l’étude, Cécile Lacoue, appelle à une vigilance accrue. Selon elle, les dynamiques actuelles risquent d’affaiblir encore davantage la place des femmes. En effet, il y a une corrélation entre le genre du réalisateur et la composition de l’équipe : les réalisatrices ont tendance à confier davantage de postes-clés à des femmes. Lorsque les réalisatrices deviennent plus rares, les postes techniques et créatifs le deviennent aussi pour les femmes, ce qui nourrit un cercle vicieux. Tout l’écosystème se masculinise quand les femmes ne sont pas suffisamment présentes au sommet de la chaîne créative.
Le président du CNC, Gaëtan Bruel, reconnaît d’ailleurs que les dispositifs mis en place jusqu’ici, dont le bonus parité lancé en 2019, s’essoufflent. Ce bonus avait permis de faire évoluer les pratiques lors de son introduction, en incitant financièrement les productions à se féminiser. Mais les chiffres récents montrent que cette incitation, seule, ne suffit plus. Les outils actuels ne semblent pas capables de transformer des habitudes ancrées. Le CNC estime donc qu’il faut désormais réfléchir à d’autres moyens d’agir.
Dans cette réflexion, l’audiovisuel (hors cinéma) apparaît comme une source d’inspiration. En 2024, ce secteur a atteint un niveau de parité remarquable, avec 44,1 % d’autrices et 40,5 % de réalisatrices. Ces chiffres prouvent que les choses peuvent bouger vite quand tout un écosystème décide de jouer le jeu. Il ne suffit pas d’espérer ou de proclamer l’égalité : il faut créer les conditions concrètes pour qu’elle se réalise.
La création artistique façonne le monde dans lequel nous vivons
Ce recul de la parité soulève une question fondamentale sur ce que le cinéma donne à voir, à entendre, à imaginer. Il ouvre des horizons, raconte des histoires, élargit notre perception du réel. Il influence nos imaginaires individuels et collectifs. Mais s’il continue à ne montrer de points de vue que masculins, il ne devra pas s’étonner que tant de spectatrices lui préférent les séries !
Il n’empêche : lorsque les femmes sont moins nombreuses à réaliser des films, c’est un pan entier de l’expérience humaine qui devient moins visible. Les regards féminins, les sensibilités différentes, les récits qui partent d’autres réalités risquent d’être marginalisés. Le cinéma ne reflète alors qu’une partie de la société, et pas son ensemble. Or il continue de façonner nos modèles, nos aspirations, nos manières d’être et de nous projeter.
Je me rends compte que je ne perçois pas toujours cette sous-représentation, tant j’ai vu ces dernières années des œuvres magnifiques réalisées par des femmes. Leur présence est aujourd’hui plus forte qu’elle ne l’a été dans le passé, et leurs films ont parfois rencontré un succès considérable. On pourrait croire, en les voyant, que nous sommes enfin dans une dynamique d’ouverture. Pourtant, les chiffres du CNC rappellent que ces succès individuels ne suffisent pas à compenser un recul global. Ce que je vois n’est donc pas forcément le reflet de la tendance structurelle. Cela montre à quel point nos perceptions peuvent être trompeuses (biaisées par les algorithmes et des préférences personnelles ancrées dans des habitudes).
Le défi qui se pose au cinéma français est immense
Il ne s’agit pas simplement de rétablir une proportion plus équilibrée de réalisatrices, mais de repenser l’organisation même du secteur. Les réseaux professionnels, les pratiques de recrutement, la distribution du pouvoir créatif, les trajectoires de formation : tout cela doit être interrogé pour construire un écosystème plus inclusif. L’audiovisuel montre que le changement est possible quand il est porté collectivement.
Le cinéma français a déjà su se réinventer de nombreuses fois. Mais s’il veut vraiment développer des leviers de croissance pour demain, il ne pourra pas ignorer plus longtemps la majorité de la population — ces 52 % de personnes non masculines qui attendent de se voir représentées. Sans un effort massif d’ouverture, il risque de se ringardiser et de se faire progressivement marginaliser par des industries créatives concurrentes plus attentives à la diversité des voix.
Je le constate d’ailleurs dans ma propre consommation culturelle. Si je vais toujours au cinéma avec plaisir, je regarde beaucoup plus de séries que de films, qu’elles soient sur Netflix, Arte ou HBO. Et ces plateformes me donnent accès à une variété de regards féminins plus importante que celle proposée en salle. Cela crée un déplacement : je trouve ailleurs ce que le cinéma français peine encore à offrir en quantité suffisante.
🎤 Si vous souhaitez inviter Laetitia à intervenir sur la parité et le travail des femmes, contactez-nous par email : conferences [a] cadrenoir.eu
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