✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Cette année, on recrute moins. Et comme d’habitude, les jeunes prennent cher. Mais nous assistons peut-être à quelque chose de plus grave qu'une crise passagère de l'emploi des jeunes. Dans un récent article du New York Times, Aneesh Raman, dirigeant de LinkedIn, tire la sonnette d'alarme : « le premier barreau de l'échelle de carrière se casse ». Que signifie cette métaphore ?
Traditionnellement, l'insertion professionnelle fonctionnait comme une échelle : on commençait par des tâches simples - révision de documents pour les jeunes juristes, débogage de code pour les développeurs débutants, accueil client pour les commerciaux en herbe. Ces missions, souvent routinières, permettaient d'apprendre les ficelles du métier, de comprendre les codes de l'entreprise, de tisser des relations avec des collègues plus expérimentés. Petit à petit, on gravissait les échelons, on gagnait en autonomie et en expertise.
Mais que se passe-t-il quand ces premiers barreaux disparaissent ? Quand l'intelligence artificielle peut réviser des contrats en quelques minutes, générer du code propre automatiquement, ou répondre aux clients 24h/24 ? Comment une génération entière peut-elle encore accéder à ces apprentissages fondamentaux ?
👉 Lire aussi ma newsletter Laetitia@Work #78: Upskilling vs Deskilling
Les IA génératives : en train de dévorer la porte d’entrée dans les métiers
Dans la tech, les outils de codage avancés remplacent progressivement l'écriture de code simple et le débogage - ces activités par lesquelles les développeurs juniors acquièrent leur expérience. Dans les cabinets d'avocats, les paralegals débutants et les jeunes associés voient des semaines de révision documentaire réalisées en quelques heures par des outils d'IA. Même dans le commerce de détail, les chatbots et systèmes automatisés de service client absorbent les missions jadis confiées aux nouveaux arrivants.
Cette transformation ne se limite pas à la Tech. La finance, les services professionnels, l'industrie du voyage - tous ces domaines voient leurs postes d'entrée de gamme se raréfier ou se transformer. Selon une enquête LinkedIn menée auprès de plus de 3 000 cadres dirigeants, 63% estiment que l'IA finira par prendre en charge certaines tâches routinières actuellement dévolues à leurs salariés débutants.
Le paradoxe est cruel : tandis que l'IA promet de créer 78 millions d'emplois selon le Forum économique mondial, elle détruit simultanément les premiers échelons par lesquels une génération entière doit accéder au marché du travail.
Une précarité qui s'enracine
Cette érosion des emplois ou tâches d'entrée s'inscrit dans une tendance plus large de fragilisation des débuts de carrière. Depuis plusieurs décennies déjà, la durée nécessaire pour atteindre une forme de stabilité professionnelle s'allonge inexorablement. Les jeunes restent précaires plus longtemps, enchaînant CDD, stages, missions d'intérim et statuts de micro-entrepreneurs.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes : aux États-Unis, le taux de chômage des diplômés du supérieur a augmenté de 30% depuis septembre 2022, contre 18% pour l'ensemble des travailleurs. Sur LinkedIn, l'indice de confiance professionnelle atteint ses plus bas niveaux, avec la génération Z affichant le pessimisme le plus marqué concernant son avenir.
👉 Lire aussi Les jeunes et le travail : un amour déçu (Nouveau Départ, Nouveau Travail )
Cette précarisation prolongée n'est pas anodine. Un jeune qui connaît de nombreux mois de chômage au début de sa carrière continue souvent à le payer dans la décennie qui suit. Commencer sa carrière avec retard laisse des cicatrices durables sur l'ensemble du parcours professionnel.
Le double effet de la récession annoncée
La situation risque de s'aggraver avec les incertitudes économiques qui s'accumulent. L'incertitude autour des droits de douane et du commerce international, amplifiée par les caprices de Trump, pousse les entreprises à la prudence. Dans ce contexte, ce sont les nouveaux arrivants que l’on licencie en premier.
Les jeunes se retrouvent ainsi pris dans un étau : d'un côté, l'IA grignote leurs opportunités d'apprentissage ; de l'autre, la conjoncture économique incertaine pousse les employeurs à privilégier l'expérience immédiate plutôt que l'investissement pour faire grandir de nouveaux talents.
Cette dynamique crée un cercle vicieux. Moins les entreprises embauchent de jeunes, moins elles développent de compétences pour les former et les intégrer. Quand la reprise viendra, elles se retrouveront démunies face à un pipeline de talents appauvri.
Le paradoxe du jeunisme sans opportunités
Notre société cultive un paradoxe fascinant : nous vouons un culte apparent à la jeunesse tout en lui refusant les moyens de s'épanouir professionnellement. Le jeunisme ambiant - cette fascination pour tout ce qui est nouveau, frais, innovant - masque mal une réalité plus prosaïque : nous ne donnons pas suffisamment de chances concrètes aux jeunes.
Comme le soulignait Salomé Saqué dans Sois jeune et tais-toi, cette génération fait l'objet d'un acharnement médiatique constant. On les décrit tour à tour comme paresseux, individualistes, insuffisamment engagés, trop volages. Pourtant, les études montrent que leurs aspirations professionnelles ne diffèrent guère de celles de leurs aînés : sécurité, dignité, sens, reconnaissance, équilibre vie privée-vie professionnelle.
La différence ? Ils évoluent dans un contexte où ces aspirations légitimes sont devenues plus difficiles à satisfaire. Entre la baisse des salaires d'entrée, la dégradation de la qualité des emplois proposés, l'allongement des études et l'explosion des prix immobiliers, l'équation économique de base ne fonctionne plus.
Insiders protégés, outsiders exclus
Le marché du travail français s'est progressivement structuré autour d'une logique d'insiders et d'outsiders particulièrement cruelle. Les insiders - ceux qui ont déjà un emploi stable - bénéficient de protections importantes qui les maintiennent en place. Cette stabilité, a priori positive, crée néanmoins un effet pervers : elle réduit la mobilité du marché et élève les barrières à l'entrée pour tous les autres.
Les outsiders - jeunes diplômés, chômeurs de longue durée, personnes en reconversion - se retrouvent face à des exigences sans cesse croissantes. Les employeurs, frileux à l'idée de se tromper dans leurs recrutements, multiplient les critères de sélection, exigent toujours plus d'expérience, même pour des postes théoriquement destinés aux débutants.
Cette dynamique s'auto-entretient : plus il est difficile d'embaucher et de licencier, plus les recruteurs deviennent sélectifs, plus les barrières s'élèvent pour ceux qui tentent d'entrer sur le marché.
Repenser l'entrée dans la vie active
Face à ce constat, plusieurs pistes émergent. D'abord, il faut repenser radicalement les emplois d'entrée de gamme. Plutôt que de simplement automatiser les tâches routinières, les entreprises doivent créer des postes qui permettent aux jeunes de développer des compétences de haut niveau dès le départ.
Certaines organisations innovent déjà : chez KPMG, les nouveaux diplômés traitent désormais des dossiers fiscaux complexes normalement réservés aux employés expérimentés, grâce au support de l'IA. Chez Macfarlanes, les jeunes juristes analysent directement des contrats sophistiqués. Cette approche transforme l'IA d'outil de remplacement en levier d'accélération des apprentissages.
Un enjeu de société
Au-delà des considérations économiques, c'est notre cohésion sociale qui est en jeu. Une génération privée d'opportunités d'insertion professionnelle développe une méfiance durable envers les institutions et le système économique.
Les jeunes ne rejettent pas le travail - contrairement aux clichés que l’on entend si souvent - mais ils remettent en cause un système qui leur promet un avenir professionnel dégradé sur une planète en péril.
Réparer l'échelle professionnelle cassée n'est pas qu'un défi économique ou technologique : c'est un impératif démocratique. Car une société qui ne donne pas sa chance à sa jeunesse prépare sa propre crise de légitimité.
Le média de la transition
“À deux voix”, nos conversations à bâtons rompus sur l’actualité
Des interviews de personnalités remarquables (écrivains, entrepreneurs…)
Des articles sur le travail et l’économie
Une vision engagée, des clefs pour aller au fond des choses
Nos abonnés : des professionnels et citoyens engagés
Des nouvelles de nos travaux et de nos projets
sujet super intéressant.
paradoxalement, je me suis fait la réflexion qu'on est en train d'assister à la naissance de nouvelles façons de débuter dans le monde du travail. Au lieu d'apprendre de manière peu attractive les ficelles du métier, est-ce qu'on ne va pas plutôt voir émerger la créativité?
imagine si le 1er job c'est valider que l'IA n'hallucine pas (parce que ça fait appel à des notions de cognitives qu'elle n'a pas encore)...
évidemment, la période de transition, dans laquelle nous sommes, n'est pas agréable, car des 2 cotés (employeurs, jeunes candidats), on ne sait pas si c'est le bon moment ou pas d'y aller, même si on suppute qu'on n'aura pas d'autre choix que d'y aller...
A suivre...