Pourquoi la « bouillie d’IA » coûte cher
Nouveau Départ, Nouveau Travail #52 | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
🎊 Ce 52ème article marque un cap : une année entière de Nouveau Départ, Nouveau Travail, publié chaque semaine sans interruption. Merci de m’avoir accompagnée dans cette aventure. La semaine prochaine, nous entamerons la 2ᵉ année !
L’IA générative fait rêver les entreprises. Parmi elles, les cabinets d’audit et de conseil misent sur d’immenses gains de productivité. Ils ont des dollars dans les yeux en y pensant. Deloitte, par exemple, investit massivement dans ces IA, avec pour objectif d’augmenter l’efficacité et la productivité des 470 000 professionnels de son réseau.
Sauf que cette course à la vitesse vient de générer un scandale spectaculaire en Australie. Deloitte y a été contraint de rembourser partiellement le gouvernement pour un rapport (pour le ministère du Travail) facturé 290 000 dollars. Le rapport, créé avec l’aide d’une IA générative, était bâclé et rempli d’« hallucinations ». Et le client s’en est rendu compte.
Plus exactement, une chercheuse a alerté les médias après avoir remarqué que le rapport contenait des références à des articles universitaires inexistants et des fausses citations.
Deloitte a confirmé que son rapport de 237 pages contenait des « notes de bas de page et des références incorrectes ». Même si l’entreprise a assuré que ces mises à jour n’affectaient en rien le « fond, les conclusions et les recommandations », la qualité a été jugée si médiocre qu’une sénatrice a estimé que Deloitte devrait rembourser la totalité des 290 000 dollars, car l’entreprise avait « abusé de l’IA et l’avait utilisée de manière très inappropriée ».
Comment un document commandé à prix d’or par l’État australien peut-il se révéler contenir le genre d’erreurs pour lesquelles un étudiant serait sanctionné pour fraude ? La réponse se trouve dans un phénomène qui menace déjà la productivité mondiale ainsi que le modèle économique du conseil : la « bouillie d’IA ».
Le piège de la bouillie d’IA
Alors que l’usage de l’IA au travail a doublé depuis 2023, un rapport du MIT Media Lab révèle que 95 % des organisations n’observent aucun retour concret sur leurs investissements. La raison ? Les employés produisent de la « bouillie d’IA », c’est-à-dire un travail bâclé dissimulé (workslop) — du contenu généré par l’IA qui se présente comme vaguement crédible et dont on pense qu’il fera l’affaire, ni vu ni connu.
Grâce à l’IA générative, les salariés sont capables de produire rapidement des livrables qui semblent soignés : des diapositives formatées, de longs rapports structurés. Or ce contenu est souvent inutile, incomplet, foireux et sans contexte. Le pire, c’est que cette bouillie qui se déverse sur le destinataire (ou le client, dans le cas de Deloitte) lui impose une charge cognitive supplémentaire puisqu’il faut chercher à comprendre, réécrire, voire vérifier l’exactitude des informations.
Le phénomène est loin d’être marginal : 40 % des salariés américains disent en avoir déjà reçu au cours du mois dernier. Et les cabinets de conseil semblent faire la course en tête pour ce qui est de déverser ladite bouillie.
Confiance brisée
Historiquement, les consultants des grands cabinets sont les rois de la production de volumes colossaux de Powerpoint, de schémas sophistiqués et de rapports au kilomètre. C’est pour ça qu’ils font travailler les juniors jusqu’à tard dans la nuit (et que ces derniers en font des burn-outs).
Le modèle de rémunération de ces firmes est basé sur l’expertise rare, le jugement humain et, surtout, les jours-homme facturés à plusieurs milliers d’euros l’unité. Le client paie une somme considérable pour un livrable censé être le fruit d’une analyse humaine approfondie et d’une recherche méticuleuse.
Puisque les consultants se mettent à utiliser massivement l’IA générative, ils vont pouvoir produire encore plus de livrables. Mais si ces slides au kilomètre et ces rapports deviennent de la bouillie d’IA (qui plus est avec des hallucinations), la confiance des clients va rapidement s’effondrer. Pourquoi l’État australien (au hasard) devrait-il payer des jours-homme à un tarif exorbitant si une part significative du travail est une production automatisée remplie d’erreurs ?
En somme, le gain de productivité apparent—le fait de produire un rapport de centaines de pages plus rapidement—entraîne un risque de chute colossale du chiffre d’affaires si les clients décident de contester le coût d’un service dont la valeur humaine a été éliminée.
Le coût réel de la bouillie d’IA
L’illusion de la productivité générée par l’IA peut être coûteuse. Face à de la bouillie d’IA reçue d’un collègue ou d’un prestataire, le destinataire doit prendre en charge la vérification et la refonte du travail. D’après un article de la Harvard Business Review sur le sujet :
Les salariés passeraient en moyenne 1 heure et 56 minutes à gérer chaque incident de bouillie d’IA ;
Ces incidents infligeraient une « taxe invisible » de 186 dollars par mois par salarié concerné, soit potentiellement des millions de dollars de perte de productivité par an pour une grande entreprise.
De plus, le travail bâclé nuirait gravement à la collaboration et à la confiance. La moitié des personnes interrogées disent percevoir les collègues qui leur envoient de la bouillie comme moins créatifs, moins compétents et moins fiables.
Dans le monde du conseil, cette érosion de la confiance pourrait être fatale. Si le client ne peut plus faire confiance à l’expertise humaine derrière le document, la justification des honoraires élevés disparaît. Il suffit d’investir dans une IA générative. Exit le cabinet de conseil.
Le travail bâclé et le bullshit ont toujours existé. Mais l’IA générative permet un passage à l’échelle de la médiocrité.
L’IA ne devrait jamais être un raccourci pour échapper à sa responsabilité professionnelle.
Hélas, de nombreux usages actuels de l’IA générative produisent de la bouillie sans valeur. Le cas Deloitte en Australie en est une parfaite illustration. Il y a quelques mois, c’est une autre bouillie d’IA qui a « informé » la politique trumpienne en matière de droits de douane. Quel exemple plus inquiétant encore nous réserve l’avenir ?
🎤 Si vous souhaitez inviter Laetitia à intervenir sur l’impact de l’IA et l’avenir du travail, contactez-nous par email : conferences [a] cadrenoir.eu
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merci pour ce billet ! , pour aller plus loin lire la NL de Marie Dolle, qui a des analyses tout aussi pertinentes sur IA
Merci pour cet article :)